HOMMEDELETTRES

Alfred Athis : La Revue Blanche, 15 mai 1897 « L’Homme de Lettres » « Mieux qu’à nul autre artiste, le nom d’homme de lettres convient à M. Jules Renard ; mais appliqué à lui, ce terme, trop souvent galvaudé, acquiert une rare et haute portée. On pourrait dire de M. Renard qu’il vit avec préméditation. Sa vie est double ; lui-même se sait mieux que personne et si on questionnait sur cet Homme de Lettres, qui, réellement, habite en lui, peut-être répondrait-il, en meilleur langage, à peu près ceci : « chez moi, l’Homme de Lettres n’est pas un visiteur de passage. Il est toujours là, à côté de l’autre, et le domine. Il est le maître. La maison lui appartient, avec la famille, les meubles et les souvenirs. La porte lui est ouverte à deux battants ; mais il la referme derrière lui. « Il sort peu et envoie l’autre Renard chercher de l’expérience. L’autre, qui s’y entend, sait en trouver de la toute fraîche et qu’il n’a pas payée trop cher ; car il connaît les bons endroits, il y retourne et ne revient jamais bredouille ; il court tout droit chez son maître et entre sans frapper. Il étale ses provisions et dit : « je rapporte bien des choses : il y en a de belles et d’impures, de fragiles et d’inusables, de pimpantes et de meurtries. » L’Homme de Lettres les pèse, les tâte, les retourne, fait son choix et c’est l’autre qui le remercie : car il le respecte et le chérit, ce maître sévère, ce bon maître, à l’ombre duquel il a constamment vécu heureux et confiant, sans jamais demander de congé. Il savait bien qu’un jour il partagerait sa gloire : déjà il la partage, et, quant à l’augmentation, il n’a de cesse d’en recevoir ; oui, c’est un bon maître aussi, sûr de son art, original s’il en fut, et conservant la pure tradition classique qu’il tient des plus grands. Chacune de ses proses suscite, en quelques lignes, une parfaite émotion d’art ; car il exempt de défaillance et son œuvre est de celles où l’on ne saurait choisir ; d’ailleurs le choix est tout fait : c’est la table des matières. »