PICARD

Publié le par LAURENCE NOYER

André Picard : La Quinzaine Dramatique de la Revue Blanche, 15 juin 1899 «Il n’est pas aisé de parler de Jules Renard. On est trop son ami. On l’admire trop. On en devient modeste comme pour soi. Cela ne fait pas son compte. On n’ose pas dire assez qu’il a un peu de génie. Et pourtant l’auteur des Bucoliques compte parmi les deux ou trois prosateurs les plus sûrs, les plus variés, les plus sobres et le plus exacts de ce temps ; dans nulle autre œuvre, peut-être, ne se trouve poussés si loin, une telle probité et une telle conscience, un tel goût et un tel désir de la perfection – souvent atteinte – une telle horreur de l’artifice. Au théâtre, il nous a donné déjà cet acte inoubliable : le Plaisir de rompre. En voici un autre dont la forture sera pareille. Je n’aurais point la hardiesse de le préférer au premier, si l’auteur ne me l’avait permis. Il me l’a permis. Je le préfère donc – pour le moment. Et je le préfère parce qu’il est plein d’une sensibilité exquise. Cette sensibilté, Jules Renard ne la montre point toujours. Souvent, il paraît dur et presque impitoyable dans sa volonté d’être précis ; et son ironie inquiète. Mais qu’il la garde secrète, – par pudeur ou par orgueil – elle n’en attendrie pas moins, profonde, au cœur de l’horien perspicace et attendri de la Nature. Et il semble avoir mis sa coquetterie à nous la révéler, cette fois, tout entière. Deux ménages sont réunis, à la campagne, en été. Deux ménages exemplaires de gens qui s’aiment et qui sont heureux. Dans l’un, voici un mari fidèle à sa femme et dans l’autre, une femme fidèle à son mari. Ce sont des êtres de sentiments délicats, mais pas exceptionnels. Or, cet honnête homme et cette honnête femme n’ont qu’un passe-temps, qu’un plaisir, qu’une débauche ; le soir, ils se retrouvent pendant une demi-heure, en tête à tête, et l’un près de l’autre, ils pensent qu’ils pourraient s’aimer, quoiqu’ils ne s’aiment pas, qu’ils pourraient faire une bêtise, quoiqu’ « ils ne soient pas assez bêtes », qu’ils pourraient s’enfuir au bout du monde, mais ils n’iraient pas jusqu’à Marseille. Ils rêvent, ils se disent leurs rêves. Et ils s’aperçoivent qu’ils sont très malheureux, tout en se croyant très heureux. Ils sont excédés d’un bonheur trop uniforme, trop mesuré et trop attendu. L’homme est plein d’un lyrisme inutile ; la femme semble prête à tous les abandons. Mais ils ne sont pas même imprudents. C’est là un jeu un peu pervers et sans danger. Ils s’offrent une émotion gratuite, le frisson du vertige, avec un solide garde-fou. Ils ne cessent pas d’être lucides ; et ils se rappellent à temps qu’ils ne s’aiment pas. A peine, s’ils se désirent un soir, si vaguement. Et ils se quittent avec mélancolie et soulagement, sur des regrets honorables et sans avoir cessé d’être émus. Or, dès le premier instant, nous avons bien compris qu’il ne se passerait rien entre eux et qu’ils ne sortiraient de ce salon où l’auteur les avait réunis, que pour rentrer, elle, dans sa chambre de son mari, lui, dans celle de sa femme. Notre sécurité égalait la leur. Et pourtant, comme eux, nous avons eu, sans cesse, le plaisir du vertige, l’angoisse délicieuse du drame possible, entrevu, deviné, espéré, redouté ! Notre émotion n’a pas un seul instant failli. Et jamais nous n’avons mieux senti le peu de chose qui sépare l’idée du fait accompli, le désir de sa réalisation. Rien de plus difficile, ni de plus périlleux que de développer, au théâtre, pareil thème, dépourvu de toutes complications dramatiques et de toutes péripéties extérieures. Avec quel art et quelle habileté, il fallait conduire cette action passant par toute une lente suite de transitions délicates. Jules Renard a triomphé de ces difficultés. Mieux : il ne nous a pas permis d’en prendre conscience en écoutant sa pièce. Mais ce qu’on ne saurait dire, c’est le charme, la grâce attendrie et spirituelle du dialogue, si nuancé, si subtil et si aisé, à la fois, avec ses minutes d’âpreté et de lyrisme, dialogue plein d’images de poète comme, seul, ce maître prosateur sait en trouver. D’un tel sujet – que je m’excuse d’avoir médiocrisé en essayant de le raconter – M. Donnay, le Donnay d’à présent, eût tiré une pièce fort dramatique, pleine d’idée, peut-être sociale, où des amants auraient mal fini ; et M. Michel Provins – entre autres – une charmante patite saynette, non exempte de couplets, qu’on eût beaucoup jouée dans les salons, M. Jules Renard en a tiré lui, un rare chef-d’œuvre qu’on ne saurait trop s’étonner de ne point voir figurer encore avec le Plaisir de Rompre, au répertoire de la Comédie Française. Aux Mathurins – en attendant – l’interprétation fut excellente avec M. Tarride et Mlle Blanche Toutain. »

Publié dans PRESS BOOK, style

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article