PRESS-BOOK 1898 LES BUCOLIQUES

Publié le par LAURENCE NOYER

Francisque Sarcey : Annales Politiques et Littéraires, 22 mai 1898 « Les Bucoliques » « Vous savez que Jules Renard excelle à rendre avec un exactitude singulièrement pittoresque le détail minutieux de la vie intime. Son œil est une loupe, et, au goût de vérité qui est le fond de son talent, il joint un extraordinaire sens du comique. Il ne fait guère que de petits tableautins, mais ils surprennent tous par la précision du trait et l’intensité du coloris. Quelques-uns sont des chefs-d’œuvre d’une exécution très finie et d’un faire très large. Ainsi la Goutte, dans le nouveau livre : Bucoliques, qui vient de paraître. La pièce n’a que deux pages, mais elle se termine par un trait imprévu, d’un comique achevé. C’est une merveille de rendu. La troisième partie de l’ouvrage, qui a pour titre Pierre et Berthe, m’a enchanté, et je pense qu’elle ravira de même toutes les mères de famille et toutes sœurs ainées. Vous savez qu’il n’y a rien de gentil, rien de délicieux comme de regarder les bébés qui jouent. Ils ont des gestes d’une grâce si naïve. Ils ont un babil si amusant ! Il leur échappe des mots, imprévus de leur bouche, qui étonnent et qui égaient ; ils ont des trouvailles d’images inattendues justes, dont on se pâme, moitié tendresse, moitié fierté et joie. Ces petites scènes, ces propos d’enfant, vous ne prenez pas la peine de les recueillir. Vous vous les contez le soir à la table de famille, vous en riez, et autant en emporte le vent. Jules Renard les a patiemment notés, recueillis, et il en a dégagé, avec infiniment d’esprit, ce qu’ils ont tantôt de charmant, tantôt de comique. C’est un délice de lire ces cent pages… hier, après diner, j’avais pris le livre de Jules Renard et attendant l’heure du spectacle, j’en lisais tout haut en famille les passages que j’avais notés le matin. Jules Renard a eu là un joli succès, dont il ne se doute guère, et qui le flattera plus peut-être que des compliments d’académicien. »

Edouard Petit : L’Echo de la Semaine, 29 mai 1898 « Les Bucoliques » Archive non trouvée

Rachilde : Mercure de France, juin 1898 « Les Bucoliques » « Fraicheur et limpidité de sources coulant sur des cailloux ! Jules Renard nous prouve, une fois de plus, qu’il est un poète avant même d’être ironiste. Ce n’est pas la poésie convenue qui déforme les meules de foin pour en faire des bouquets de roses, et les bouquets de roses pour en reformer des meules de foin. C’est la clarté même de la nature se reflétant au miroir d’une âme saine, d’une âme d’homme surprenant le chant de l’oiseau, le babil du gamin, la précoce coquetterie cruelle de la gamine, avec la précision de ceux qui ne s’amusent pas inutilement à faire dire le contraire de la vie au mouvement. Il marche dans la prairie et sait l’herbe qu’il foule ; par son geste, l’appui du pied sur le sol, il a déjà donné le miroitement des rosées tremblantes, le parfum des plantes qui se brisent en épandant leur sève, aussi la pensée confuse ou fatale naissant au cœur du passant qui abime et tue rien que parce qu’il passe. A lire surtout les mots d’enfants à la fin du volume, tout un collier de perles rares et d’une blancheur aiguë de petites dents de rats. »

A.Capus (Graindorge) : Echo de Paris, 2 juin 1898 « Les Bucoliques » « Chaque année, à cette époque, mon cher Renard, j’ai l’habitude d’aller déjeuner avec un de mes amis qui est instituteur dans une petite commune de Sologne. C’est un garçon plein de sagesse, qui est au courant des choses sans l’être trop et qui sait tout ce qui se passe à Paris deux ou trois jours après que cela s’est passé, ce qui est une condition excellente pour en juger sainement. Si je vous parle de lui, mon cher Renard, ce n’est pas sans raison. Il est, en effet, un de vos admirateurs, et j’ose dire que je ne suis pas étranger à cette admiration. C’est moi qui l’ai initié aux Histoires naturelles et à Poil de Carotte, et je me rappelle qu’après cette lecture il m’a prédit que bientôt vos histoires seraient classiques et que les enfants apprendraient par cœur les Pigeons, le canard, etc. J’ai trouvé cette année, mon ami instituteur lisant vos Bucoliques qui viennent de paraître et qu’il avait immédiatement fait venir de Paris. Il m’en a parlé avec le même goût et la même ardeur que des Histoires naturelles. Il y a là, me dit-il, les paysans que je vois tous les jours et dont j’élève les fils. Ils sont en outre dans leur cadre, dans leur atmosphère, dans leur rapport avec la terre, les arbres, les bêtes. Je lirai certainement quelques-unes des Bucoliques à mes élèves, et je suis convaincu qu’ils les comprendront très bien. Tenez, la Rivière, le Chien déchainé, par exemple peuvent former de véritables devoirs scolaires. Car il serait plus important de changer les livres que nous donnons à lire aux écoliers, et dont quelques-uns sont stupides, que de modifier certains détails d’orthographe. Et à ce propos, nous nous mîmes à causer de la campagne, de M. Francisque Sarcey. Il ne l’approuve pas absolument, attendu, dit-il, qu’il est aussi difficile d’écrire syntaxe que syntaxe, et que cela exige un grand effort de mémoire. A bientôt, mon cher ami. Venez voir mon instituteur. Il vous dira encore des choses que j’ai oubliées et qui vous feront plaisir. »

J. Cornély : Le Matin, 6 juin 1898 « Les Bucoliques » « Les Bucoliques de M. Jules Renard, se présentent à nous dans toute la simplicité villageoise. Ce ne sont pas des romans ni même des nouvelles, mais tout bonnement des aperçus, des tableaux de la vie du paysan, de l’ouvrier, décrits sobrement, tels qu’ils sont en réalité, et c’est ce qui fait leur mérite en même temps que leur charme. »

Léon Bailby : La Presse, 9 juin 1898 « C’est une tâche difficile et périlleuse de vouloir expliquer le charme incomparable qui se dégage de tout ce qu’écrit M. Jules Renard. Voilà un nouveau livre, les Bucoliques, qui s’ajoute aux autres, à l’Ecornifleur, à Poil de Carotte, à ces merveilleuses Histoires naturelles, un chef d’œuvre et c’est la même simplicité forte et saine, la même observation pénétrante, tendrement ironique, et si fine, si aiguë, si colorée en même temps. Dans ces tableaux de campagne, il n’y a pas d’intrigue, pas de belle histoire romanesque : à quoi bon d’ailleurs ? avec quelques traits de mœurs, avec quelques attitudes saisies au vif, l’auteur des Bucoliques nous évoque tout un petit roman, un drame en raccourci ; jamais le mot de Zola n’a été plus juste, disant qu’une œuvre « est un coin de nature à travers un tempérament » Qu’il nous conte la fugue de ses chiens Castor et Pompée ou l’histoire de Coronat, le vieux régisseur, qu’il nous parle de la plus vieille laveuse ou de la galette de sa cousine , M. Jules Renard le fait avec une si souriante bonhomie que nous évoluons au milieu de ses personnages et de ces animaux familiers, pris nous-mêmes par le charme de ces choses simples, par l’aspect fruste et naïf de ces êtres de nature, et, bien qu’il n’hésite pas à nous en dépeindre les petits ridicules, l’auteur, pas un instant, ne cesse de nous les faire aimer. Comme on imagine bien la villégiature de l’auteur des Bucoliques ! Retiré à la campagne, en quelque coin tranquille d’une province pas trop passante, le voilà levé de grand matin, courant les vignes, causant avec les paysans rencontrés ; ou bien, assis au penchant d’un coteau, « il écoute, il renifle, il voit ». « Chants de coqs, cloches de vaches et voix de chiens, les échos répètent tout, et tu en profites ; ton cerveau se remet à neuf. Tu t’approvisionnes d’images, de bruits et d’odeurs. Tu te gorges jusque-là ». On a souvent classé M. Jules Renard dans les ironistes. La classification est toujours facile. Elle évite de penser et de réfléchir. Rien n’est moins exact, pourtant, que de dire de l’auteur des Bucoliques qu’il est un ironiste. S’il dégage parfois, souvent même, le sens comique ou ridicule des choses, c’est que son œil est organisé pour percevoir ces petits travers de la nature. Mais Jules Renard n’ajoute à ses tableaux ces traits d’ironie que parce qu’ils font partie intégrante du personnage, en complètent l’allure et la vie. Personne autant que lui n’est éloigné de critiquer pour le plaisir seul de « faire rire ». Et, quoiqu’il écrive en prose et ne fasse étalage d’aucun lyrisme sentimental, il serait plus juste, bien souvent, de dire qu’il est un poète, pour l’abondance et la justesse de ses images, pour le rapprochement si ingénieux de telle comparaison, pour le charme voilé de tel tableau de nature. »

Léon Blum : La Revue Blanche, « Un livre de Jules Renard » ,15 juin 1898 (compte rendu des Bucoliques) « Une préface grave et entière où je goûte avec amour le ton perdu des moralistes, la foi religieuse dans le travail, la fierté d’écrire, la vertu d’une conscience difficile : classicisme, optimisme et jansénisme. Des mots et des traits d’enfants, menus, précieux ou profonds. Des paysages concentrés et forts. Des portraits que je ne peux comparer qu’aux plus achevés de La Bruyère, le Mangeur de prunes, le Collectionneur d’estampes, ou Diphil, l’amateur d’oiseaux, des portraits dont on suit lentement l’étude et le progrès, qui livrent peu à peu des physionomies achevées touche à touche, où chaque état ne révèle souvent qu’une seule forme caractéristique, un unique détail nouveau, une courte phrase révélatrice, et qui accusent leur vie et leur singularité par une sorte de juxtaposition nécessaire. Voilà ce que je veux signaler dans les Bucoliques, la dernière œuvre de M. Jules Renard. Il en faudrait parler avec plus de minutie ; je ne connais pas de livre où le sentiment d’ensemble soit plus nécessairement le résultat, l’addition grossie des impressions de détail. Et je sens aussi que, pour cacher des hommes, la voix des choses et le langage des animaux, il sait les mots qui révèlent aux ignorants le sens des mots, des mouvements et des gestes. Juger M. Renard, il faudrait donner au critique des moyens et des termes qui lui manquent. J’employais la langue des graveurs ou des peintres, et ce n’était pas une affectation. Voit-on personne chez qui le talent s’allie plus étroitement avec la manière, la pensée avec la matière, et les sentiments avec les mots ? S’il faut résumer mon jugement en une formule, je dirai pourtant que les Bucoliques sont l’œuvre d’une sorte de réalisme lyrique. La nature y est vue de près, en détail, face à face, par un peintre qui rejette avec le même mépris les mensonges du roman et les trahisons de la perspective. Et l’ajustement de ces tableaux appliqués révèle une poésie diffuse et persistante, qui est peut-être la poésie même du paysan. M. Renard voit la terre comme on l’aime, avec un lyrisme minutieux et possessif. Je sais combien il chérit La Fontaine. Mais c’est bien l’instinct le plus fort de sa pensée qui lui prête, pour étudier le visage d’une chaumière, l’âme silencieuse et ridée d’un paysan, les ébats d’enfances rustiques, toute la ténacité savante d’un psychologue minutieux. Il comprend la volonté cachée des hommes, la voix des choses et le langage des animaux. Il sait les mots qui révèlent aux ignorants le sens des mots, des mouvements et des gestes. Son talent, c’est de savoir les deux langues, et je le comprends bien quand il signe : Jules Renard interprète de la nature »

La Revue de Paris, 1er juillet 1898 « Les Bucoliques » «Ce sont des scènes de la vie à la campagne, de ces courtes et fortes descriptions, coupées de dialogues savoureux, où excelle M. Jules Renard. Nul mieux que lui ne sait évoquer en quelques mots, peindre en quelques traits, la physionomie d’un être ou d’un paysage. On se rappelle ces merveilleuses Histoires naturelles, ces subtils et humoristiques portraits d’animaux, d’une observation et d’une fantaisie toujours si personnelles. Dans les Bucoliques M. Jules Renard nous présente quelques types de paysans : Philippe, maman Jeanne, la cousine Nanette ; il décrit aussi quelques jolis coins de plaine ou de bois, analyse des sensations d’orage ; et le livre se termine exquisément par des bavardages d’enfants, surpris aux lèvres d’une jolie fillette et notés avec tout leur charme. Chacune de ces pages pourrait en apparence, être isolée de celles qui la précèdent ou la suivent, mais le groupement est fait avec une sûreté incomparable ; l’auteur du Plaisir de rompre a su par là éviter jusqu’à la monotonie de la perfection. »

La Vie Parisienne, 2 juillet 1898 « Les Bucoliques » « Bucoliques, par Jules Renard. – Aimez-vous les Millet ? Vous en trouverez pendant deux cents pages de ce volume. C’est peut-être un peu beaucoup. Tout n’est pas intéressant, ni captivant dans la vie campagnarde. L’auteur n’est nullement hanté par les souvenirs classiques de Théocrite, de Longus ou de Virgile ; les bergers, les bergères qu’il promène dans les champs, dans les fermes, autour des auges, n’ont rien de poétique, et il nous est tout à fait égal qu’ils mangent du cochon le dimanche avec des oignons, le lundi avec des carottes et le mardi avec des pommes de terre… ce sont des Millet, il n’y a rien à dire. Nous sommes des profanes. Trop de mots d’enfants dans la seconde partie. Cent cinquante pages de mots d’enfants. Il y en a de drôles, de spirituels, mais au bout de trois ou quatre, mettons la demi- douzaine, n’a-t-on pas envie de s’écrier : à quelle heure les couche-t-on ? »

Henri Ghéon : L’Ermitage, juillet 1898 « Les Bucoliques » «Les Bucoliques reposent délicieusement de ces violences. Il est impossible d’être plus parfait et de voir la nature avec plus d’exactitude et de netteté. Jules Renard peint par petites touches scrupuleuses et significatives ; un geste indique une âme et a créé ainsi des paysans délicieux. Chaque mot est d’un styliste, chaque image d’un poète qui ne s’attacherait qu’à la sensation et briserait tous les liens qui le relient à l’âme. Mais cette sécheresse disparait tant la couleur est vive et l’impression juste ; à force d’objectivation une vie passe dans les choses et les anime. Et les enfants, dont les conversations terminent le volume, sont des petits êtres très neufs et très vrais dans leur bizarrerie ; leur caquetage enchante, leurs aventures anecdotiques retiennent. D’où vient que du fait de ces minimes évocations M. Jules Renard soit un de nos premiers écrivains ? »

Eugène Gilbert : La Revue Générale, aout 1898 « Les Bucoliques » « Dédaigneux des gros tirages et des enthousiasmes commandés, M. Jules Renard poursuit, en publiant ses Bucoliques, une œuvre de ciselure et de force médullaire qui, de plus en plus, séduit et retient les raffinés. L’impression qui s’en dégage est complexe. J’y trouve une bonhomie narquoise qui serait de Töppfer, un sens du comique froid et intense qu’eut Voltaire, une justesse et une netteté d’expression presqu’inégalables et un art de l’observation directe qui se fait peu commun. Des deux parties du volume, la seconde, consacrée à des croquis d’enfants, à des mots un peu factices que l’auteur leur prête, à des scènes d’une philosophie trop recherchée peut-être, me plaît moins que la première qui constitue proprement les Bucoliques. Rien ne peut rendre l’esprit coupant et avisé avec lequel l’auteur nous met en scène des terriens, de braves gens de la campagne, des ouvriers agricoles, et le premier type venu, en leur donnant un relief et un accent qui désormais nous les feraient reconnaître entre cent mille. Le style de M. Renard, un peu chantourné parfois, donne souvent une impression de fini de netteté aiguë et de force concentrée que l’on cherche vainement chez d’autres. Cet homme est vraiment l’humoriste « né »

André Gide : l’Ermitage, aout 1898 « lettre à Angèle » « Quelle précipitation réflexe dans la plume d’un Jules Renard ; qu’on le fonde avec Franc-Nohain et l’on retrouve La Fontaine, je sais, mais ne les fondez pas je vous en prie ; nous n’avions pas encore vu leurs qualités séparées et rien d’humain ne peut paraître neuf sans cela. »

Ernest La Jeunesse : Le Journal, 16 aout 1898 « Les Bucoliques »

Robert de Flers : La Liberté, 4 novembre 1898 « Les Bucoliques » « Parmi les peintres de la nature, en dépit des réserves faites, M. André Theuriet vient en bonne place. Il est loin d’atteindre les vastes tableaux berrichons de George Sand ou à travers les grands pâturages s’en vont les bœufs tranquilles, humant le vent du nord, et parmi nos contemporains, je ne puis raisonnablement le comparer ni au regretté Ferdinand Fabre, ni surtout à Jules Renard qui, dans une manière entièrement neuve, avec toutes les hautes et impeccables qualités d’un maître : style, intuition, ordonnance, nous a déjà donné tant de petits chefs-d’œuvre et livré tant de secrets de nature, celui de la famille d’arbres, celui du cygne, celui du cochon, etc. »

Edmond Haraucourt : Le Gaulois, 13 décembre 1898 « Les Bucoliques » « M. Jules Renard est un des plus subtils écrivains de notre époque : son œuvre est remarquable deux fois et par l’acuité de la pensée et par la maîtrise du style ». A ce double titre il est assurément un des princes les moins discutés de notre littérature, un de ceux qui honorent la génération présente par la tranquille sincérité de leur effort, et qui en relèvent le niveau par l’exemple d’une dignité presque sacerdotale. A ce double titre aussi, sa valeur est assez incomprise. Ce bel artiste n’occupe point, dans la notoriété publique, la place qui lui est due. Son art est trop parfait pour être accessible au grand nombre ; d’être médiocre, il recueillerait plus de renom ; que son esprit fût moins aiguisé, que sa forme fût moins pure, on l’apprécierait mieux ; et, si dans son œuvre, il donnait moins de lui-même, on lui donnerait davantage pour le remercier de son œuvre. On sent qu’il le sent, et peut-être même en souffre-t-il : car telles phrases amères confessent quelque dépit de l’homme ; mais l’artiste se renfrogne en son orgueil et ne conçoit même pas la tentation de sacrifier son art au bénéfice qu’il pouvait tirer. – « Si je pâtis, tant pis pour eux ! » Et minutieusement, il se remet à la besogne comme un joaillier de la Renaissance qui travaillerait pour un roi. Le roi, c’est son propre plaisir, et ce prince-là solde royalement ! Ne plaignons pas Jules Renard : il est assez payé de ses œuvres par le contentement qu’il dut trouver en elles. Plaignons plutôt ceux qui l’ignorent : ils se sont privés d’un plaisir délicat et vif. Les phrases de ce poète en prose sont des figurines d’acier fin damasquinés d’or : elles sont précieuses et discrètement luisantes, et c’est des bibelots d’étagère qu’on peut regarder dans tous les sens ; elles dégagent le malaise et imposent l’admiration ; elles sont en vérité jolies plutôt que belles, mais d’un style tellement précis, d’une volonté tellement savante, que rien n’y pourrait être changé sans faire tort à l’harmonie du nombre et de l’idée. M. Jules Renard a l’œil perçant de Stendhal, la langue nette de Flaubert. Il sait voir et, triste d’avoir vu, il sait rire. Mais son rire inquiète un peu. L’auteur lui-même en est inquiété ; on dirait presque : désolé. Son jugement tranche comme un glaive et fait saigner ; mais on devine que le juge en souffre et, feignant de rire, se cache pour pleurer. On croirait qu’il garde rancune à la vie de l’avoir fait ce qu’il est devenu, et qu’il se garde rancune à lui-même de ne savoir être un autre homme : en sorte que l’on se demande si cette cruauté n’est point faite de bonté, et si l’ironie d’un tel scepticisme n’est pas la douloureuse revanche d’une candeur qui se débat contre la vie. Une chose ferait penser ainsi, et c’est un perpétuel recours vers la nature. Pour se reposer de l’homme et du monde, à chaque instant ce psychologue revient vers les bêtes et les enfants: par malheur, il les découvre tout ressemblants aux hommes. Ceux-là, du moins, il ose les aimer, et le dire : il sait bien qu’ils lui rendent peu d’amour, mais la naïveté de leur égoïsme ingénu réjouit son esprit malin ; il triomphe de ne plus être dupe et s’amuse malicieusement d’avoir tout compris : les petites existences, les petites âmes jouent devant lui et ses Histoires naturelles ont un parfum rustique dont se fût délecté le plus français de tous nos poètes, La Fontaine. »

Paul Acker : La Revue Encyclopédique, 18 mars 1899 « Les Bucoliques » « M.J. Renard n’est pas seulement l’homme des Sourires Pincés. C’est aussi un Nivernais rustique qu’enchantent les campagnes blondes, les bois verts, et les paysans qui peinent. Il nous le montre bien dans ses Bucoliques, courts tableaux de la vie champêtre, où s’exerce de nouveau son très rare talent d’observation. Concis, précis, chercheur obstiné et heureux de comparaisons originales et d’expressions frappantes, il nous peint des âmes simples, naïves, et bonnes. Assurément il a vu Philippe, le robuste valet de ferme, sa femme, économe et prudente, la vieille Nanette, ignorante et innocente, maman Jeanne, douce et tétue. Longtemps il a fixé sur eux les regards froids et pénétrants de ses yeux gris, il les a écoutés, il a vécu de leur existence, le cœur plein de sympathie pour eux. Dans ce livre, en effet, nulle raillerie volontaire, nulle amertume, nulle sécheresse. L’ironie, que nous trouvons dans ces récits, c’est nous qui l’y glissons ; parce qu’un Renard sans ironie nous étonne, et nous ne voulons être ni étonnés, ni déroutés… Et néanmoins, M. Jules Renard a vraiment oublié son habituel pessimisme, à moins qu’en nous apposant, à nous misérables civilisés, ces natures frustres, il n’ait voulu… Mais à force de suppositions, j’arriverais aux plus étranges résultats, et j’aime mieux que le lecteur prononce lui-même l’irrévocable jugement d’après ces quelques lignes : Philippe n’a pas de métier spécial : il sait seulement tout faire… »

André Picard : La Quinzaine Dramatique de la Revue Blanche, 15 juin 1899 «Il n’est pas aisé de parler de Jules Renard. On est trop son ami. On l’admire trop. On en devient modeste comme pour soi. Cela ne fait pas son compte. On n’ose pas dire assez qu’il a un peu de génie. Et pourtant l’auteur des Bucoliques compte parmi les deux ou trois prosateurs les plus sûrs, les plus variés, les plus sobres et le plus exacts de ce temps ; dans nulle autre œuvre, peut-être, ne se trouve poussés si loin, une telle probité et une telle conscience, un tel goût et un tel désir de la perfection – souvent atteinte – une telle horreur de l’artifice. Au théâtre, il nous a donné déjà cet acte inoubliable : le Plaisir de rompre. En voici un autre dont la forture sera pareille. Je n’aurais point la hardiesse de le préférer au premier, si l’auteur ne me l’avait permis. Il me l’a permis. Je le préfère donc – pour le moment. Et je le préfère parce qu’il est plein d’une sensibilité exquise. Cette sensibilté, Jules Renard ne la montre point toujours. Souvent, il paraît dur et presque impitoyable dans sa volonté d’être précis ; et son ironie inquiète. Mais qu’il la garde secrète, – par pudeur ou par orgueil – elle n’en attendrie pas moins, profonde, au cœur de l’horien perspicace et attendri de la Nature. Et il semble avoir mis sa coquetterie à nous la révéler, cette fois, tout entière. Deux ménages sont réunis, à la campagne, en été. Deux ménages exemplaires de gens qui s’aiment et qui sont heureux. Dans l’un, voici un mari fidèle à sa femme et dans l’autre, une femme fidèle à son mari. Ce sont des êtres de sentiments délicats, mais pas exceptionnels. Or, cet honnête homme et cette honnête femme n’ont qu’un passe-temps, qu’un plaisir, qu’une débauche ; le soir, ils se retrouvent pendant une demi-heure, en tête à tête, et l’un près de l’autre, ils pensent qu’ils pourraient s’aimer, quoiqu’ils ne s’aiment pas, qu’ils pourraient faire une bêtise, quoiqu’ « ils ne soient pas assez bêtes », qu’ils pourraient s’enfuir au bout du monde, mais ils n’iraient pas jusqu’à Marseille. Ils rêvent, ils se disent leurs rêves. Et ils s’aperçoivent qu’ils sont très malheureux, tout en se croyant très heureux. Ils sont excédés d’un bonheur trop uniforme, trop mesuré et trop attendu. L’homme est plein d’un lyrisme inutile ; la femme semble prête à tous les abandons. Mais ils ne sont pas même imprudents. C’est là un jeu un peu pervers et sans danger. Ils s’offrent une émotion gratuite, le frisson du vertige, avec un solide garde-fou. Ils ne cessent pas d’être lucides ; et ils se rappellent à temps qu’ils ne s’aiment pas. A peine, s’ils se désirent un soir, si vaguement. Et ils se quittent avec mélancolie et soulagement, sur des regrets honorables et sans avoir cessé d’être émus. Or, dès le premier instant, nous avons bien compris qu’il ne se passerait rien entre eux et qu’ils ne sortiraient de ce salon où l’auteur les avait réunis, que pour rentrer, elle, dans sa chambre de son mari, lui, dans celle de sa femme. Notre sécurité égalait la leur. Et pourtant, comme eux, nous avons eu, sans cesse, le plaisir du vertige, l’angoisse délicieuse du drame possible, entrevu, deviné, espéré, redouté ! Notre émotion n’a pas un seul instant failli. Et jamais nous n’avons mieux senti le peu de chose qui sépare l’idée du fait accompli, le désir de sa réalisation. Rien de plus difficile, ni de plus périlleux que de développer, au théâtre, pareil thème, dépourvu de toutes complications dramatiques et de toutes péripéties extérieures. Avec quel art et quelle habileté, il fallait conduire cette action passant par toute une lente suite de transitions délicates. Jules Renard a triomphé de ces difficultés. Mieux : il ne nous a pas permis d’en prendre conscience en écoutant sa pièce. Mais ce qu’on ne saurait dire, c’est le charme, la grâce attendrie et spirituelle du dialogue, si nuancé, si subtil et si aisé, à la fois, avec ses minutes d’âpreté et de lyrisme, dialogue plein d’images de poète comme, seul, ce maître prosateur sait en trouver. D’un tel sujet – que je m’excuse d’avoir médiocrisé en essayant de le raconter – M. Donnay, le Donnay d’à présent, eût tiré une pièce fort dramatique, pleine d’idée, peut-être sociale, où des amants auraient mal fini ; et M. Michel Provins – entre autres – une charmante patite saynette, non exempte de couplets, qu’on eût beaucoup jouée dans les salons, M. Jules Renard en a tiré lui, un rare chef-d’œuvre qu’on ne saurait trop s’étonner de ne point voir figurer encore avec le Plaisir de Rompre, au répertoire de la Comédie Française. Aux Mathurins – en attendant – l’interprétation fut excellente avec M. Tarride et Mlle Blanche Toutain. »

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