CORNU

Publié le par LAURENCE NOYER

Paul Cornu : l’Art pour tous, 10 septembre 1904 « Jules Renard a réuni en un volume les quatre pièces de son Théâtre : le Plaisir de rompre (1897) qui est au répertoire de la Comédie Française, le Pain de Ménage (1898) qui est à celui de la Renaissance, Poil de Carotte (1900) qui fait le tour de l’Europe, Monsieur Vernet (1903) qui a fourni chez Antoine l’an passé une belle saison. Ce Théâtre aura ses lecteurs fidèles comme il a ses spectateurs assidus. Ce n’est pas un public mondain, ni un public populaire. C’est un cercle de lettrés et d’artistes qui aiment soit une belle langue et les jeux subtils de l’esprit, soit l’exactitude et la vérité, soit une morale humaine. Il y a là pour les satisfaire tous. Le style est pur, net et concis, avec des mots bien ajustés sur l’idée et des phrases qui ne font pas un pli. La langue, un vocabulaire commun de locutions familières, est maniée si délicatement qu’elle rend quand il le faut les plus fines nuances de la pensée. L’action est, semblablement, subtile et simple. Quelques sentiments s’y jouent, se cherchent, s’accrochent, se décrochent, se ressaisissent ; et le bon-sens arrive qui met en place tout ce monde turbulent. C’est un théâtre intérieur – et d’intérieur, le plus beau qu’on jouerait entre deux paravents. Même on pourrait être assis et les mains dans les poches, s’il était facile de dire comme il sied une langue à la fois aussi naturelle et aussi délicate. Pas de morts, ni d’évanouissements, ni même une colère ou une gifle, ni une menace, ni une injure. Des gens vivaient leur vie quotidienne quand une crise de cœur, comme on en voit chez soi, les vint troubler. Rien n’est plus tragique – je ne pas dis pas cette tragédie avec casques et hurlements qui est l’apanage des princes, mais ces amertumes profondes et quasi-muettes qui nous tenaillent, de temps en temps, nos affections de mari, d’amant, de père ou d’ami et qui sont nos tragédies à nous. On se sent un peu sur la scène quand on voit jouer du J. Renard. D’ailleurs, presque tous ses personnages sont sympathiques : pourquoi résister à nous reconnaître en eux ? Nous consentons à être cet amant irrésolu, ce père aveugle, cette femme un peu bien audacieuse, ce mari presque trompé et même cet ami l’écornifleur, parce qu’ils ont, en outre, de belles qualités humaines et que tous, nous croyons avoir deux catégories de sentiments : ceux que nous nous sommes acquis : les bons, et ceux que la vie nous force à avoir : les mauvais. Quand on s’est ainsi vu dans un miroir fidèle, on éprouve toujours le besoin de se débarbouiller un peu. C’est en quoi le théâtre de J.R est moral – d’une morale réalisable d’ailleurs et qui demande des choses possibles. Voir juste et décider droit. Se défier des mots, par conséquent des illusions. Prendre et chercher le bonheur où il est ; en calmer son appétit, mais se garder des indigestions, qui rendent malade. Je le trouve encore moral par la probité de son auteur. Celui-là dit tout à son heure, sans flatterie au public, sans coquetterie au succès, ce qu’il a à dire. En notre temps de triomphes éclatants, aussitôt apaisés, cette réputation modeste, mais croissante est de bon aloi. On a défini le théâtre de Jules Renard – et on ne pouvait mieux faire – en disant que c’est du théâtre classique. Il a en effet de ces qualités solides et pures qui défient les années, les entraînements faciles et les modes et qui le maintiendront au répertoire, en bonne compagnie, quand, depuis longtemps, bien d’autres auront vécu. »

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