BACHELIN

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Bachelin : Mercure de France, 1er janvier 1908 « Jules Renard » « C'est un petit coin de terre très peu accidenté. Les collines comme si elles avaient peur de se faire remarquer, se dépêchent de s'abaisser pour se confondre avec les champs, les prés plats. De petits ruisseaux invisibles à l’œil nu. Des rivières un peu plus importantes bordées de saules, de rangées de peupliers qui, de loin, les dénoncent. C’est un petit coin à qui les agences –heureusement! - ne font point de réclame. Les autos le traversent à toute vitesse. Il n’y a rien, pour les touristes ordinaires, à y voir, ni vieilles églises, ni ruines. A l'est, ce sont les montagnes du Morvan à l'ouest les collines du Nivernais. Rien n'y est heurté, accidenté, extraordinaire. Il faut longtemps regarder ces paysages moyens pour les trouver beaux. De petits bois où il n’y a pas de danger que l'on se perde, une plaine toujours en toilette avec son ruban de route départementale, des maisons éparses un peu partout, ici groupées auprès d'une église quelconque: c'est Chitry-Ies-Mines, une commune de cinq cents habitants. Né, en 1864, à Châlon-sur-Mayenne, par un hasard de la vie errante de son père qui était entrepreneur de travaux publics, c'est à Chitry-les-Mines que Jules Renard a vécu ses années d'enfance. Près de l'église qu'entoure une petite place, il y a la mairie, une épicerie où l'on vend le Petit Parisien et son supplément. Des ruelles en pente, bordées de vieilles maisons dont quelques-unes ont encore des toits de chaume, valent vers l'Yonne. Des jardins sont presque à fleur d'eau. Des laveuses s'abritent sous l'arche d'un pont qui aide la route à traverser la rivière. Et c'est, à gauche, l'autre village de Chaumot. Sur une éminence, dominant le château et l'église de Chitry, se dresse, se cache derrière des noyers, une maison de campagne à toit de tuiles c'est « La Gloriette » C'est là que, plusieurs fois par an, Jules Renard revient, là qu'il reste de mai à octobre. Raconter son enfance, ses premières années de jeunesse? A quoi bon? Lisez Poil de Carotte. Il vient à Paris, suit les cours de Charlemagne, prépare l'Ecole Normale, y renonce. Se trouvant dans l'obligation de gagner sa vie, il se présente à la Cie de l'Est, passe un concours; reçu, il lui faut attendre longtemps. De guerre lasse, il entre dans une succursale d'un grand entrepôt de marchandises où l'on vendait du sucre et du charbon. C'est là qu'il écrit ses premiers vers. Des articles qu'il présente à la Revue Indépendante, à la Vogue, sont refusés. Pourtant, peu à peu, des portes s'entrouvrent, s'ouvrent. Il se marie. Il fonde, avec Alfred Vallette et quelques autres, le Mercure de France. Il entre à l’Echo de Paris au Journal. La période des tâtonnements, de la lutte pour le pain quotidien, est finie. Articles et volumes se succèdent, il débute, en 1897, au théâtre, avec le Plaisir de Rompre. De plus en plus, son talent s'affirme; les jeunes viennent à lui, il a des imitateurs, il fait école. En 1900, il est fait chevalier de la Légion d'honneur, et distinction officielle, sans doute, mais qu'il ne chercha aucunement et qui lui était due, le 31 octobre 1907, il est élu membre de l'Académie Goncourt. II y a en lui, à côté de l’homme de lettres, l'homme politique. Il aime le socialisme, et déteste la religion. Il a écrit sur Jaurès, son ami, des pages restées à peu près inédites, d'où je détache ce qui suit : ses plus belles images, Jaurès donne l'impression elle n'est pas toujours fausse, -–qu'il les travaillé sur place, qu'il se les arrache avec effort certains mots craquent comme des racines. Puis, soudain, l'image jaillit, monte libre et se développe, une image de prosateur lyrique pleine, importante et claire, qui plane en sécurité sur la foule. Cette image a des traits connus, et des traits nouveaux. Elle était là, près de nous, et l'on croit qu'elle vient de loin. Elu maire de Chitry-Ies-Mines en 1904, il ne perd point de vue sa commune. Il donna très longtemps, chaque dimanche, à l’Echo de Clamecy, sous le titre Mot d’écrits une série de réflexions, sur des sujets de morale et de politique, à la portée des lecteurs ordinaires de ce journal. Ah! Si tous les maires écrivaient, raisonnaient ainsi! Surtout, si tous les lecteurs pouvaient comprendre! En 1800, on commençait à avoir assez des exagérations du réalisme. On comptait les chefs-d'œuvre qu'avait donnés l'application stricte, intelligente, naturelle, de sa méthode. Il était impossible de seulement énumérer les études neutres, ternes, qui, sous prétexte de «tranches de vie à servir », n'étaient guère que de sèches monographies conçues écrites sans art. Zola lui-même ne disait-il pas à Jules Huret : « Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à une ouverture plus grande sur l’humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme? Une réaction, logiquement, devait se produire. Et ce n'est point chose peu curieuse que de constater que, de cette école appelée, à tort ou à raison, symboliste, Renard, que beaucoup considèrent comme un réaliste, est sorti. À première vue, – superficielle d'ailleurs, –il apparaît tel. Quoi de plus net, de plus précis que son œuvre entière, depuis Crimes de Village jusques aux Comédies ? Il y avait, dans le réalisme, deux courants bien distincts, opposés même. Zola, qui véritablement avait le don de la vie mais une vie non fouillée, un peu rudimentaire, laissait courir sa plume. Les Goncourt soufflaient et s'essoufflaient sur des multitudes de petites notes, sans doute prises sur le vif, mais sans réussir à en composer des personnages vraiment vivants. Seulement quel style riche un peu trop même en épithètes Quels décors vus d'un œil artiste, et que longuement décrits! Peut-on lire, aujourd'hui, sans fatigue, leur description de la forêt de Fontainebleau dans Manette Salomon ? Je sais qu'il y eut d'autres manifestations différentes, mais moins importantes, du réalisme. De plus, si je ne parle ni de Flaubert, ni de Maupassant, c'est que leur œuvre résume le réalisme en ce qu'il avait d'excellent. Oserai-je affirmer que les « jeunes » d'alors aient trempé leur plume dans l'encrier en se disant : Nous en avons assez. Nous allons faire autre chose ! Quoi de plus ridicule que de prêter aux gens des intentions… rétrospectives ! Mais la réaction était dans l'air elle se produisit. II y avait la forme. L’apparition de l’Ecornifleur fut une date. Ce n'est plus la phrase large de Chateaubriand et de Flaubert, ni celle, plus précise, mais flottant autour du sujet comme un pantalon de clown sur des jambes maigres, des Goncourt. C'est la phrase nette, courte, solide, avec des images, beaucoup d'images neuves, d'une nouveauté si singulière, qu'elles valurent à Renard, à ses débuts, la réputation d'humoriste : Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte les vieux rochers se couvrent d'écume, pères de familles vénérables, mais ivres qui renverseraient, en buvant, de la mousse de Champagne dans leur barbe. .La mer est moutonneuse. Un invisible et infatigable menuisier lui rabote, rabote le dos, et fait des copeaux (l’Ecornifleur). Il fallait choisir, dans la multitude des détails réputés significatifs, pittoresques, ceux-là seuls qui, vraiment, pouvaient, à des paysages déjà décrits, ajouter quelque chose. Dans la campagne muette, les peupliers se dressent comme des doigts en l'air, et désignent la lune. Cette demi-douzaine de fers à repasser, à genoux sur leur planche, par rang de taille, comme des religieuses qui prient, voilées de noir et les mains jointes (Bucoliques). Il y avait encore mieux à faire. Il y avait à créer du nouveau. Et il ne me semble point inutile de rapprocher, de deux levers de lune de Chateaubriand et de Flaubert, un lever de lune de Renard. A cinquante années de distance Fun de l'autre, ils sont significatifs. En 1800, Chateaubriand: « La lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé (voyage en Amérique). Sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts (Atala).En 185o, Flaubert: La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des peupliers qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir, troué (Madame Bovary). En 1900, Renard: La lune se lève. Elle monte légère parmi les arbres. Ils vont la toucher du bout de leurs pointes, l’accrocher au passage. Mais elle glisse, leur échappe, et verse devant elle, pour annoncer sa venue, une lueur claire comme un flot de petit lait (Bucoliques). Des commentaires seraient puérils. Après les grandes lignes du romantisme de Chateaubriand, le détail du réalisme de Flaubert, voici le menu détail du contre-réalisme de Renard « le bout de leurs pointes. Tout le secret de la saveur de ses descriptions, de ses images, est là. Cela paraît tout simple, mais il fallait casser l’œuf par le bout. Schwob a dit: L'Ecornifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal. Il voit le XVIII siècle à travers Goncourt, les ouvriers à Travers Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers Balzac et Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. Il a beau regarder la mer il n'est jamais au niveau de la mer. S'il aime, il se rappelle les amours littéraires. S'il viole, il s'étonne de ne pas violer comme en littérature. Il s'écrie : « La camelote des comparaisons surcharge ma mémoire. » Là encore, il fallait du nouveau. Passer du spirituel au matériel ou inversement, tel est le mécanisme accoutumé des comparaisons : Une haute colonne se montrait seule, debout, dans le désert, comme une grande pensée s'élève, par intervalle, dans une âme, etc. (Chateaubriand). Sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, fait sa toile dans l’ombre à tous les coins(Flaubert). Mais Renard en arrivera, par souci d'éviter le déjà vu, le déjà lu, à la déformation de l’image: Un torpilleur manœuvre au loin gros cigare (l’Ecornifleur). M. et Mme Bornet croient voir passer sur la Marne un bateau à vapeur: ils se trompent. C'est un bateau ordinaire où, assis entre M. et Mme Navôt, un étranger fume, et, grave sous son chapeau haut de forme noir qui luit au soleil, rend la fumée, naturellement, par la bouche (Coquecigrues). Bien plus, il finira par comparer un objet à lui-même, le second terme de la comparaison découlant directement du premier, en passant du naturel à l’artificiel. Il ne pourra point voir des lapins dans leur toit sans penser aux jouets mécaniques: Les lapins, les oreilles sur l'oreille, le nez en l'air, les pattes de devant raides comme s'ils allaient jouer du tambour. (Poil de Carotte). Eloi s’écrie : Oranger du Midi, fier de tes pommes d'or faux, tu ressembles à nos arbres de Noël, mais, plus riches que toi, ils portent dans leurs branches des petites bouteilles de liqueur (Le Vigneron dans sa vigne) Le soleil seul, un soleil myope, continue de descendre de l'autre côté des branches comme des systèmes nerveux (sur Alphonse Daudet). De cette perpétuelle défiance des autres, de ce besoin de tout vérifier par soi-même, de ne voir le monde que par ses propres yeux, de cette crainte d'être dupe, découle un état d'esprit tout particulier. Les procédés psychologiques du réalisme avaient vieilli. Excellents en 1850, puisque nous leur devons des chefs-d’œuvre, bien vite ils avaient singulièrement perdu de leur force créatrice. (c’est Baudelaire qui, le premier, le seul peut-être, a fait, à propos de Madame Bovary, cette remarque, qui n’est pas une critique : Flaubert n’a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa créature, et, pour ce qu'il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, Madame Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d'une âme virile dans un charmant corps féminin (l’Art Romantique).Qu'eut-il dit, à ce point de vue, des dernières productions du réalisme! Le milieu seul était étudié, avec quelle abondance d'inutiles détails, les auteurs étaient seuls à ignorer! On eût dit d'une espèce de photographie négative les personnages faisaient comme des blocs d'ombre au milieu d'un paysage par trop détaillé, par trop éclairé, l’auteur leur prêtait un petit bout d'âme, détaché de Ia sienne propre il fallait bien qu’ils s'en contentassent. C'est que le travail de l'artiste est un travail, d'abord de décomposition, puis de recomposition. Il ne suffit point que pour ses besoins, son usage personnel, il brise en mille morceaux la réalité, comme une glace trop vaste qui réfléchirait plus d'objets à la fois que l'œil n'en peut embrasser d'un coup. Il faut, cette glace, qu'il la répare à sa façon, qu'il la refasse plus petite, mais, dans un espace moindre, réfléchissant, avec plus de force de relief, puisque la lumière s'y concentre davantage, tous les détails essentiels. Les réalistes –je ne parle pas des maîtres, – ne brisaient jamais la glace, ou, en tout cas, ne la recomposaient point. Il fallait donc faire toucher du doigt, pour ainsi dire, la vie
quotidienne, mais en n'en montrant que les détails essentiels, capables de donner une impression forte. Il était nécessaire, dans ce prodigieux amas de gestes et de paroles qu'offre, à l'observateur, la vie de chaque instant, de faire un choix, de rejeter ce dont, depuis des années, s'accommodait le réalisme, de ramasser ce qu'il semblait dédaigner. Il ne s'agissait pas seulement de glaner: il y avait à moissonner. Une mise au point était nécessaire. On vivait en littérature, un peu d'idées toutes faites. Le romantisme avait accrédité la légende des amoureuses sentimentales que la passion ravit au
septième ciel, du poète prédestiné, bien avant sa naissance, aux pires tourments. «L'écornifleur n'est pas de cette race. Poète de talent, il est pauvre, et ne s'en cache pas trop Un bon repas pris sans bourse délier, a pour lui beaucoup de charmes. Il pense à ses pieds nus, « avec leurs doigts déformés par les marches du régiment, avec leurs cors ?. Il avoue
que sa « vie de cœur est riche d'une dizaine de nuits à prix fixe », et qu'il est « vierge, ou peu s'en faut ». Le poète, l'artiste, un tombeur de femmes! La gracieuse lége
nde, en vérité.
[…]. »

Publié dans PRESS BOOK

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