JAURES

Publié le par LAURENCE NOYER

JAURES

Jean Jaurès au Trocadéro

De l’accent, oui, mais on sourit à peine. D’ailleurs, c’est l’accent de l’airain. Il gênerait peut-être, si la voix manquait de force, mais elle nous emplit l’oreille, le crâne, elle bat toutes nos parois ; nous ne pouvons plus entendre qu’elle ; impossible de comparer.

Jaurès va et vient sur la scène, au bord, comme un bon fauve sorti de sa cage parce que ses barreaux lui donnaient l’air d’avoir peur. Il parle plus souvent à sa gauche et à sa droite qu’au public lointain. Sans doute, il cherche, il tire à lui les visages. Il veut parler de près, dans les figures.

Il varie peu ses gestes courts mais bien chargés de vie. Les bras se relaient. Une main se repose dans la poche ou derrière le dos. L’autre, d’un doigt, désigne le sol (Jaurès explique alors, affirme et met en demeure), ou du même doigt, elle frappe, à petits coups, violents, horizontaux, elle ne se lasse point de frapper, au front, les milliers de têtes.

Quelquefois, pour achever une période, les deux bras se lèvent ensemble et s’agitent, éperdus, mais l’homme massif tient à la terre.

Quand on l’interrompt, Jaurès dit :

« Comment, citoyen ? »

Il le dit d’un naturel (comme ce brusque naturel impressionne !) où l’accent réapparaît.

L’interruption s’y prête-t-elle, il l’incorpore dans son discours et riposte avec tant de netteté que l’interrupteur reste coi comme un compère.

Jaurès profite des applaudissements pour boire une gorgée ou passer un mouchoir sur sa barbe orageuse ; si c’est une tempête d’acclamation, il lui fait face, il attend, il regarde. Il n’est pas gêné, ni gonflé. Il semble dire : « C’est tout simple, à votre tour ! ».

Le début de chaque reprise est lent et plus la phrase doit être longue, plus Jaurès met de vide entre les premiers mots. Il n’en dit que deux ou trois et s’arrête, que deux ou trois encore. Ce serait inquiétant, si on n’était sûr de ce qui se prépare.

Ses plus belles images, il donne l’impression (elle n’est pas toujours fausse) qu’il les travaille sur place, qu’il se les arrache avec effort ; certains mots craquent comme des racines. Puis soudain l’image jaillit, monte libre et se développe, une image de prosateur lyrique, pleine, important et claire, qui plane en sécurité sur la foule. Cette image a des traits connus et des traits nouveaux. Elle était là, près de nous, et on croit qu’elle vient de loin.

Ce n’est pas d’ordinaire le dernier mot de la phrase qui fait le plus d’effet. Cette phrase a son sommet et baisse brusquement, comme si Jaurès ne tenait pas aux derniers mots, comme s’il les jetait, inutiles, sous la vague d’enthousiasme déjà à ses pieds. Cet accord précipité de l’orateur et du public, cette mêlée finale des deux « monstres », c’est très beau.

Et on admire ce que Jaurès peut faire entrer, ordonner dans une phrase. Je me souviens qu’il y avait dans l’une d’elle, tout l’univers, mais encore l’univers possible, l’univers qui pourrait (emprunt, je crois, à Victor Hugo) remplacer demain l’univers d’aujourd’hui, et cette même phrase affirmait que l’idéal laïque est illimité, sans autre dogme que le dogme de l’infini.

Nous haletions. Nous nous sommes dressés pour battre des mains et mon voisin, un petit vieux qui trépignait et qui n’était venu que voir Jaurès, me cria tout blanc :

« Ah ! Monsieur, quel malheur d’être sourd ! »

Janvier 1905, Revue de l’art pour tous repris en 1908 dans Mots d’écrits

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