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Publié le par LAURENCE NOYER

Edmond Sée : Gil Blas, 26 novembre 1908 « Nos Frères Farouches, Ragotte » « J'ai là sur ma table un livre, un petit livre à couverture verte. Je viens d'en tourner la dernière page ; et maintenant, je songe, charmé, remué, intimement ébloui. C'est Ragotte, Ragotte et ses Frères farouches, par Jules Renard de l'Académie Goncourt. C'en est fait. Cette fois, comme les autres fois : pas une phrase en trop ; pas un mot impropre ; pas un vide ; pas une longueur. Pas la plus petite restriction possible. Encore un chef-d'œuvre de celui-que-nous admirons. Et ce n'est pas le premier chef-d'œuvre ni le dernier ! Je jette un coup d'œil à ma bibliothèque. Sur l'un de ses rayons, un peu à droite, à portée de la main, à hauteur du cœur, reposent — trop vivants pour dormir tout à fait — une dizaine (mais oui), une dizaine de volumes. Une œuvre, déjà ! L'œuvre de Jules Renard. ; Il y a là : Sourires pincés ; l'Ecornifleur, illustré par Huard ; Coquecigrues, La Lanterne sourde ; La Maîtresse, commentée si artistiquement par P. Vallotton, Le Vigneron dans sa vigne, Poil-de-Carotte, Les Histoires naturelles, Les Bucoliques, Les Philippe. Enfin : le recueil des comédies du même auteur- Auteur abondant, on le voit ! J'insiste sur cet adjectif, non sans raison. Je le répète : il faut admirer la production abondante, la production considérable, incessante et naturellement parfaite de Jules Renard qui n'atteint pas encore à sa quarante-cinquième année. Ce n'est pourtant pas un tel éloge que l'on a coutume de décerner à l'auteur de Ragotte, dont la vie et la carrière sont comme un double exemple — un exemple que lui seul, à son époque, aurait pu suivre, et a suivi. Efforçons-nous de les retracer, cette vie et
cette carrière. Il y a quinze ou vingt ans pas plus, un homme, un jeune homme semblable en apparence à beaucoup d'autres, ni trop gras, ni trop maigre, ni beau, ni laid, un peu trop roux, peut-être, pour plaire à toutes les femmes ; un jeune homme, dis-je, issu d'une famille bourgeoise, rencontre une jeune fille de la moyenne bourgeoisie. Il la rencontre où ? aux bains de mer. (Vous l'auriez parié). Elle lui semble agréable à regarder ; alors c'est elle qui le regarde ; et, ma foi, il ne lui déplaît pas non plus. Valses dansées ! Aveux murmurés ! Excursions ! Promenades sur la falaise ! Mariage ?. Vous pensez ! Un bien joli « départ », n'est-ce pas, mais qui ne brille ni par l'originalité ni par la nouveauté, ni par quelque hardiesse. Il faut voir la suite et la fin. La suite, elle est au moins inattendue. Une fois mariés, ce jeune homme et cette jeune fille s'aiment. Qu'en dites-vous ? Voilà qui nous apparaît sur le champ moins banal. Oui. Ils ont beau être mariés, se sentir mariés, ils s'aiment. Non seulement avec fièvre, mais avec émotion, avec sérieux, avec noblesse. Comme des amants, comme des époux. Puis, comme un père et comme une mère ; car l'homme, le mari va bientôt aller à son travail pour nourrir ses deux enfants. Quel travail ? Ah ! c'est ici que l'inattendu se réalise ; que l'enchantement s'accomplit ; que le prodige a lieu. Quel travail? Un travail de bureau, sans doute ? — Oui, de bureau. C'est le cas de le dire — Il est dans les écritures, le mari ? — Vous l'avez dit. Dans les écritures. Il écrit ! — Pour le compte de quelle maison ?— Comment, de quelle. Ah oui, vous croyez. Je me suis mal expliqué ! Mais non ! mais non. Il ne s'agit pas d'une maison de commerce. Au contraire. Il s'agit d'une « maison d'art ». Sa maison à lui. La sienne. La maison Jules Renard qui « fournira » principalement au détail » ! Stupéfiante aventure ! Ainsi, ce brave garçon, qui commence sa vie si régulièrement, si correctement, par l'amour et par la paternité dans le mariage, il veut devenir un artiste, un écrivain, enfin un homme qui — Halte. Vous vous trompez. Il ne le veut pas. Il ne veut rien. Il ne veut rien ; mais écrivain il l'est quand même ; comme malgré lui ; sans qu'il s'en soit douté ; depuis toujours. Il ne lui reste plus qu'à l'apprendre. Cela sera bientôt fait. Ce sera fait à la première page qu'il trace de sa main. Sur le champ, il est fixé sur son art, son art à lui ; tant de choses lui sont révélées à l'instant même. Il ne lui reste plus qu'à bien apprendre son métier. Cruel apprentissage. Eh quoi ! imaginer des livres alors ? Les composer comme tant d'autres ? Faire que ce chapitre prépare le suivant. Que l'intrigue s'embrouille et se dénoue peu à peu, selon des règles établies ; et pour l'émotion traditionnelle du lecteur. Raconter. Raconter des histoires en un mot ? Non. cela, Jules Renard comprit qu'il ne pourrait jamais le faire; qu'il n'y consentirait pas. C'est qu'il aimait trop la forme ; j'entends : l'art d'assembler les idées de Jules Renard, selon un ordre imaginé par Jules Renard lui-même. La forme et la vie. La vie qu'il s'était faite. Il aimait trop les êtres qui l'entouraient, pour s'en distraire une minute, fut-ce au profit d'êtres nouveaux, d'étrangers, de gens de rencontre, dont il s'exercerait à conter les aventures en manière de narration. Homme de lettres soit ! Oui. Il voulait bien l'ètre, mais comme il était homme, et mari, et père. Sincèrement, noblement. Honnêtement. Alors, pas d'histoires ! Non ! Mais une histoire ; la sienne ; celle de sa vie intime, secrète, personnelle, celle de sa sensibilité de grand artiste, laquelle s'enrichissait naturellement et chaque jour, de ceci, de cela, de son propre passé, de son bonheur présent, des rêves ou des soucis d'avenir ; de sa femme qui était l'Amour ; de son fils, qui était l'Enfance ; de sa fille qui grandissait.., de ces êtres qui l'avaient entouré une fois pour toutes. Et aussi de la Nature. De la Nature toujours renouvelée, toujours éloquente ; et que ant d'autres jusqu'à présent avaient chantée sans la voir. Ainsi, le génie de Jules Renard dégage-t-il naturellement cette grâce un peu mélancolique ; cette malice un peu concentrée, cette acuité impitoyable de l'observation, et aussi - cette tendre noblesse de l'homme qui travaille toujours sur lui ou sur les siens, pour lui ou pour eux, en famille. Il ne sacrifia jamais ni son bonheur à la possibilité hasardeuse d'acquérir plus de talent, auprès des autres, ni son talent, à la possibilité encore plus hasardeuse d'obtenir par eux, plus de succès ! Le miracle est qu'il fut récompensé. Par exemple cela ne dut pas aller tout seul ! Je songe, il me plait de songer avec une ferveur admirative aux dix ou quinze premières années de cette vie; de la vie artistique et cependant honnête ; littéraire et cependant intime de Jules Renard. Il semble, n'est-ce pas, que chacun de ces adjectifs doive contredire celui qui le précède ou le suit. Comment demeurer à la fois un artiste et un homme de foyer. Un confrère et un homme sans hypocrisie ni ruse. Comment s'imposer sans écraser personne. Et, si je puis dire : créer, sans faire soufftrir. Il devait être donné au seul Jules Renard de réaliser ce miracle, d'être et de demeurer celui qui n'écrit que de ce qu'il sent, de ce qu'il aime, sans ajouter ni un mot,ni un sentiment, ni une idée de luxe ou de parade ; celui qui ne vit que d'une seule vie ; n'aime que d'un seul amour, n'écrit que d'une seule plume. Le tout, avec maîtrise. Celui qui raye impitoyablement de la page de son travail tout adjectif inutile, et de la page de son existence, toute action basse, ou toute démarche sans dignité. Voilà qui me passe. Il semble que chez celui-ci il n'ait dû y avoir nul effort pour devenir un .grand homme en même temps qu'un homme de bien. Et cependant ! Et tout de même ! Il était bien ce Jules Renard un homme d'imagination. Non pas de celle qui veut tout inventer, mais de celle qui veut tout rechercher et tout connaître. Et tant de femmes, tant de pages (celles-ci encore plus faciles que celles-là !) se présentent aux écrivains pour les tenter. Tant de mains confraternelles s'ouvrent pour recueillir l'obole d'un éloge, même mensonger. Or, louer le sonnet d'Oronte ; raconter sans aimer une histoire d'amour, ou sans amour la vivre, Jules Renard s'y refusa farouchement. A ce prix il sut ce que l'on gagne ! le silence des hommes, qui feignent de vous ignorer faute de pouvoir vous rendre votre mépris. C'est ainsi que ceux de sa génération, absorbés par le soin de leur mauvaise et bruyante renommée, se saisirent de toute la publicité disponible, au détriment de l'auteur de Poil-de-Carotte. Mais c'est ainsi que méconnu de cette génération, il devint classique parmi ceux de la nôtre. Oui. Au sortir du collège nous n'avions pas lu un seul article sur Jules Renard (où les lire ?), mais nous apprenions déjà par cœur ses proses rythmées. Par exemple, il n'eût pas fallu nous demander à nous non plus, d'écrire sur lui. Nous ne l'aurions pas osé. Il nous eût semblé que nous rabâchions des éloges, des éloges qui ne pouvaient pas ne pas pas être dans la bouche de tous l On conviendra que ce n'était pas là encore ide quoi vulgariser un grand homme. Ce qui empêchait en outre qu'on le vulgarisât, c'était ceci : Que rien n'apparaît plus malaisé à vanter qu'un écrivain toujours égal au meilleur de lui-même ; résolu à se châtier de toute défaillance ; dont les représailles envers un public obstinément distrait, prennent seulement la forme d'un peu plus de sévérité envers soi-même ! Un écrivain qui défaille à l'idée seule d'une défaillance de style ou de pensée ; et qui offre pour ainsi dire à ses critiques comme une impossibilité matérielle de le critiquer ! Cette lutte admirable, émouvante et passionnée, Jules Renard la soutint dix ans contre les autres, et contre lui-même. Et songez un peu au courage dont il devait s'armer, cet homme, pour, après huit ou neuf chefs-d'œuvre sortis, arrachés de lui ; salués très bas, certes, mais silencieusement par une petite partie du public, et tous ses confrères pour, dis-je, oser entreprendre un dixième volume ; qui devait être aussi un chef-d'œuvre. Faute de quoi. il la verrait vite crever au-dessus de sa tête, cette nuée grossissante des blâmes prêts à fondre. Et le nom de Jules Renand serait — enfin ! — dans toutes les bouches, mais pour y être déchiqueté. Et pourtant, il est écrit, aujourd'hui le dixième chef-d'œuvre. Il vient de faire son apparition sous une couverture d'un vert éclatant, d'un vert couleur : Espérances réalisées. Car elles ont été réalisées les espérances, toutes les espérances que les admirateurs de Jules Renard fondaient sur ses destinées littéraires. Elles ont été réalisées en deux ou trois à-coups un peu brusques, un peu inattendus ; comme des roulements de tonnerre dans le beau ciel gris de sa renommée. Il y a eu la première au théâtre. — Et la centième de Poil-de-Carotte. (Il n'est pas désagréable de passer du classissisme à la popularité). Poil-de-Carotte suivi non pas des vingt comédies que les amis légers du théâtre attendaient mais de l'immortel M. Vernet, qu'attendaient de Jules Renard, ses amis grâves. Il y a eu la décoration, l'Académie Goncourt. Il y aurait eu l'Académie Française, (il n'est pas désagréable de passer de la popularité à l'officielle consécration). Oui, aujourd'hui, il nous est impossible de plaindre Jules Renard. Nous ne pouvons que l'admirer encore avec bonheur et dans l'éclat de sa gloire paisible, définitive ; nous qui l'admirions avec une indignation impatiente, dans sa demi-obscurité. - Oserai-je me vanter ici de ce qu'il me paye un peu de retour. Oui, tant pis, je l'ose. C'est ma décoration à moi ; je n'en veux pas d'autre que celle-là. Comment je suis sûr de ce que j'avance ? Par cet exemple-ci. L'auteur de Ragotte a fait l'autre semaine 1200 kilomètres pour passer huit jours chez moi ; dans ma maison. Oui. Lui. Jules Renard ! Je voulais lui montrer mon pays, ce Midi de Bayonne, déjà si sournoisement, si violemment espagnol. Je voulais lui faire voir mes paysans à moi ! Et Jules Renard m'a suivi aux courses de taureaux. Nierez-vous après cela qu'il m'aime ! Hélas, les toreadors qu'un œil noir regardait, celui de ce nouveau spectateur, qui, lui surtout « était en garde »; les toréadors ont manqué tous leurs coups. Et les joueurs de pelote eux non plus, les Ramountcho, les Chiquito, ne se sont pas montrés tels qu'ils auraient dû être ; mais tels qu'ils mériteront de figurer peut-être demain dans telle ou telle page d'une ironie savoureuse, que je pressens. Et ceci est encore une preuve, la plus belle que je puisse donner de la personnalité hérissée, farouche, et comme impitoyable de ce grand homme ; que Ragote ait pour ainsi dire, intimidé, Car
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