BOISSARD

Publié le par LAURENCE NOYER

BOISSARD

Maurice Boissard (Paul Léautaud) : Mercure de France, 1er juillet 1912 « Poil de Carotte » (théâtre) « C'est la vie. On connaît des gens. On les rencontre, on cause avec eux, on les fréquente de ci de là. Quelle importance? Aucune. On y pense à peine. Mais qu'ils meurent ! C'est tout un jour où l'on pense à eux avec un peu d'attention. On les enterre, et c'est encore un jour pendant

lequel ils occupent notre esprit. Et que, dans la suite, même assez longtemps après, un

événement, un fait ou un autre vienne les rappeler, faire parler d'eux, il nous semble alors qu'ils n'ont jamais été plus vivants et plus présents. Je me disais cela en regardant, l’autre jour, dans Comoedia, à propos de la représentation d'Iphigénie et de Poil de Carotte à la Comédie Française, les portraits de Jules Renard et de Jean Moréas. Je les ai connus tous les deux. Jules Renard un peu moins. A peine si je le rencontrais une heure ou deux, chaque année, dans une réunion au Mercure, et nos conversations, là où ailleurs, ne furent non plus ni fréquentes ni bien longues. Mais j'ai eu l'occasion, un jour, de savoir que j'avais sa sympathie. Je garde de lui un exemplaire de Ragotte, le seul livre que j'aie lu de lui avec le Vigneron dans sa vigne, qu'il voulut bien m'adresser avec une certaine dédicace. Je me souviens comme j'éclatai de rire quand je lus cette dédicace pour la première fois en recevant ce livre, de ce rire qui me prend toujours devant les compliments. Un tel témoignage, à moi, et de la part d'un homme aussi réservé, c'était donc vrai. J'avais beau me regarder dans la glace, et vouloir me prendre au sérieux, je riais de plus en plus. Je me rappelais les moqueuses boutades par lesquelles j'avais toujours répondu aux propos bienveillants de son auteur. Elles ne l'avaient pas arrêté, et il avait écrit pour moi ces mots charmants Allons, après tout! C'était peut être sincère, et je le méritais peut être ? Mais en attendant, je riais toujours, c'était plus fort que moi. J'en ris même encore aujourd'hui, pour être franc. […]. Après cette littérature de collège, entendre Poil de Carotte, c'est un vrai rafraîchissement.

Je n'exagère pas. Ce fut l'impression de toute la salle le soir que j'étais à la Comédie Française Le rideau levé sur le jardin des Lepic, on respirait. On avait devant soi la vie, la vérité, l'observation, l'émotion, des gens comme nous, parlant comme nous, vivant comme nous. On était même peut être porté un peu à exagérer, après la froide rhétorique, les mannequins et la poussière savante d'Iphigénie. Vous connaissez Poil de Carotte. Il est devenu célèbre. Il l'est devenu à ce point que je le connais, moi, sans l'avoir lu autrement, et incomplètement, que par extraits ça et là. Je n'ai donc pas à vous en parler en détails, d'autant qu'à la Comédie Française ce n'est qu'une reprise. Il s'en faut, je dois le dire, que Mlle Leconte ait joué le rôle dans son vrai caractère, avec son aspect vrai.Elle en a fait le gavroche connu au lieu de l'enfant observateur, contenu, gouailleur en dedans, sensible mais l'extérieur, qu'a peint Jules Renard. Il est de plus, avec elle, trop joli, trop gracieux, trop bien habillé aussi. Son pantalon est bien blanc,son tablier n'a pas un accroc. Pas le moindre brin de paille dans ses cheveux bien peignés, pas la moindre boue à ses souliers. C'est Poil de Carotte à la Comédie Française, et qui s'est fait beau pour fréquenter les sociétaires. Mais tel quel, si mal compris et si mal rendu, c'est encore très bien. Il y a dans ce petit acte une oeuvre achevée, et des caractères qui n'en sont pas moins complets, présentés avec des traits sobres, courts, rapides. Heureux Poil de Carotte, pauvre Iphigénie! Jules Renard et Jean Moréas! Les deux extrêmes! Je me le dis encore en ce moment, comme je me le disais assis dans mon fauteuil à la Comédie les admirateurs du second se doutent ils que tout cela ne vaut pas les seules quatorze pages de Homme de lettres dans le Vigneron dans sa Vigne ? M. Bernard jouait à la Comédie, dans Poil de Carotte, le personnage de M. Lepic, qu'il a déjà interprété, à l'Odéon, dans la Bigote. Il y est de tous points parfait, absolument. »

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