DAUDET

Publié le par LAURENCE NOYER

Léon Daudet : L’Action Française, 13 février 1921. Vente d’une partie des manuscrits et de la bibliothèque de Jules Renard le 12 février « La vente de la bibliothèque de Jules Renard reporte ma pensée à quelque vingt-huit ans en arrière, alors que nous débutions dans les lettres, les uns et les autres, au milieu de scandales politiques qui nous semblaient considérables, mais qui étaient peu de chose, par rapport aux convulsions présentes. Romans, poésies, pièces de théâtre, études critiques, avaient le champ autrement libre qu’aujourd’hui. Les journaux faisaient une place importante aux contes, nouvelles, dialogues, rimes, gazettes et bavardages de toutes couleurs […] C’est dans cette atmosphère que parurent les premiers ouvrages de Jules Renard, Sourires pincés, et la délicieuse histoire de Poil de Carotte, que nous appelions aussi Poil de Vallès, y voyant comme un lointain reflet de la verve arrière et si originale de Jacques Vingtras. Au fond, il existe toujours quelque analogie entre les récits d’enfance malheureuse, et le rapprochement n’était qu’approximatif. Mon père, qui lisait tout remarqua immédiatement cette puissance d’observation et de définition, cette netteté de style, qui sont la marque de Jules Renard et voulut aussitôt connaître l’auteur. Il fut amené à la maison par Marcel Schwob, le conteur de Cœur double, qui a laissé un souvenir inoubliable à tous ses amis, dont je fus, et par le célèbre critique hollandais Byvanck, dont j’ai déjà parlé ici à plusieurs reprises. Car Byvanck, le type même du bon Européen, tel que l’a défini Frédéric Nietzsche, possède cette double particularité d’avoir été connu en France des milieux littéraires, avant d’être célèbre en Hollande, et d’avoir révélé au public hollandais, avant qu’il fussent célèbres en France, un certain nombre de jeunes auteurs français, notamment Renard et Claudel. Nul ne connaît, dans le détail, les trois littératures française, anglaise, allemande, notamment Villon, Shakespeare et Goethe, comme Byvanck. Il fit, tout de suite, ce savant critique, un cas extraordinaire de Jules Renard. Pourquoi cela ? Parce que l’auteur de Poil de Carotte était à ses yeux, un des rares psychologues qui suivissent un sentiment humain, de son origine lyrique à son affaissement ironique, avec des mots toujours appropriés aux diverses phases de cette floraison, puis de ce dessèchement. Jules Renard, était à l’époque, un homme solide, aux gestes souples (il faisait des armes), à la voix mate, avec des inflexions paysannes, tout plein et riche d’une verve contenue, qui s’exprimait en sentences savoureuses. Il ressemblait, pour la conformation du visage, à Rochefort, par l’avancée du front, la solidité des temporaux et le trait de l’œil railleur. Nous le plaisantions, Schwob et moi, sur cette ressemblance, lui demandant quand il reprendrait la publication de sa Lanterne. Il aimait bien les blagues et les scies, y excellait lui-même, avec une solidité du verbe parlé qui, comme on dit, vous jetait par terre ; mais il proportionnait toujours sa riposte à l’intention, bénigne ou maligne, de son interlocuteur. Il aimait les lettres d’une passion sévère, un peu farouche – même et surtout, pour lui-même – et où transparaissait le pessimisme, tenant à une enfance douloureuse, qui était au fond de sa nature. Il appartenait en somme, à la tradition flauberienne qui voit dans la profession d’écrivain, une louable géhenne, une torture indispensable à la réussite, une sorte de chevalet glorieux. Je pense, au contraire, que prose et poésie existent pour apporter quelque remède aux maux et tristesses d’ici-bas, soit par la distraction et l’évasion mentale soit, au contraire, par un appesantissement ou une exaltation qui fassent de l’éternel et du général avec du particulier et du transitoire. Jules Renard qui était libre penseur, comme on disait, et même teinté fortement d’anticléricalisme, sanctifiait la peine et l’effort. Je préfère la création joyeuse et une application qui n’exclut pas la bonne humeur. C’est affaire de tempérament. Son besoin de sincérité scrupuleuse passait quelquefois la mesure, comme le jour où il déclara tout de go à Alphonse Daudet qui en demeura éberlué : « Il y a des jours, mon cher maître, où je me demande si je vous aime ou si je vous déteste. » Mon père lui répliqua en riant : « Odi et amo, mon cher Renard. « L’auteur de l’Ecornifleur et des étonnants Philippe – qui sont des paysans observés à la loupe, dans la manière de la Bruyère – se définissait lui-même «un fendeur de cheveux ». Mais par une de ces contradictions intimes qu’on remarque chez tous les écrivains, il professait l’amour du lyrisme et le culte passionné de Victor Hugo. Le sens du dialogue était en lui, avec celui du sous-entendu et de l’allusion. Ses petites pièces de théâtre sont, dans leur genre, des chefs-d’œuvre. C’est qu’il était lui-même, en vérité, une combinaison de plusieurs personnages, auxquels il n’avait qu’à laisser leurs voix et leurs querelles, pour écrire des comédies amères et divertissantes. Le don dramatique n’est sans doute qu’un entrechoquement entre nos composantes héréditaires, qu’un cliquetis d’ancêtres en nous, Jules Renard était une personnalité complexe, attachante, et qui gagnait à être connue. Devenu notre collègue – pour trop peu de temps – hélas ! – à l’Académie Goncourt, il faisait, de chaque livre soumis à son appréciation, un petit résumé impartial, où scintillaient sa causticité, son tranchant. Je le retrouvais, après vingt-cinq ans écoulés, tel qu’à nos débuts littéraires, et de plus en plus partisan du « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ». Car il était, en tout, tenace, méditatif et tendre. Ce qui faisait de lui, pour ses jeunes confrères, un guide utile : il leur enseignait à ne jamais bâcler. La disparition prématurée de Jules Renard a laissé dans la littérature descriptive – allant quelquefois jusqu’au tuf – un vide qui ne paraît pas près d’être comblé. »

Publié dans BIBLIOTHEQUE

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