JALOUX

Publié le par LAURENCE NOYER

Edmond Jaloux : Semaine Littéraire, 04 mars 1921 « … Si quelqu’un cependant a montré dans son œuvre les qualités typiques du Français, jusqu’à l’excès même, jusqu’à la sécheresse, si quelqu’un devrait avoir quelque droit à la reconnaissance de ses compatriotes, c’est bien Jules Renard. Et d’abord, par son style même. a-t-on mieux écrit, chez nous, depuis La Bruyère ? Je sais bien que celui de Jules Renard n’est tout le style français. A côté de cette langue précise, nette, châtiée, brève, sans arrière-plan, il y a la grande période classique la phrase musicale et ornementée, un peu oratoire, avec ses volutes, la phrase de Bossuet, Chateaubriand et de Flaubert. Il eût été difficile d’écrire le Discours sur l’histoire universelle, les Mémoires d’outre-tombe ou la Tentation de Saint-Antoine avec les phrases courtes, pointues et bien polies de Jules Renard. Mais si l’on a le droit de préférer ce moyen d’expression, plus majestueux et plus riche en ressources verbales et psychologiques, il faut reconnaître que l’instrument dont il s’est servi était merveilleusement adapté à son talent, et que l’on ne peut rêver une union plus étroite entre la forme et le fond, le vêtement et la pensée. Il avait à sa disposition un sens extrêmement vif de la réalité et un humour spécial, fait d’un ton de plaisanterie particulièrement âcre et d’un pittoresque très personnel. Cela lui a permis de peindre, avec l’amertume que l’on sait, tout un monde de petits bourgeois et de paysans. Il l’a peint avec une retenue extrême et l’horreur de tout abandon, de toute émotion, avec l’impersonnalité que Flaubert réclamait impérieusement de tout artiste authentique. Quand on lit certaines lettres à une amie, qui ont été publiées après la mort de Jules Renard, on peut regretter parfois une telle discipline. Quelle délicieuse qualité de tendresse, quelle poésie délicate n’y trouve-t-on pas, dont il a bien injustement privé son œuvre ! on y respire cette charmante évasion de l’âme qui est elle aussi, un des buts de l’art et que l’on ne trouve presque à aucun moment de son œuvre. Œuvre douloureuse et comme pétrifié ; œuvre admirable d’observation véridique et dénuée de vie profonde : œuvre où l’on se promène avec tristesse et écrasement, comme dans une cour de lycée. L’essentiel, dans un écrivain, c’est le jugement qu’il porte sur la vie et sur les hommes. Et ce qu’il écrit n’est que la preuve fournie à ce jugement. Dans celui de Jules Renard, il y a de la sensibilité blessée, mais aussi de l’aigreur et de la méfiance. Il a souffert, et trop jeune et il ne l’a jamais pardonné à l’être humain. Si dans Corneille il y a la mégalomanie d’un avocat ivre de grandeur et d’histoire et qui plaidait les grands procès du passé, dans Jules Renard, il y presque un isolement de rancune. Qu’on ne s’y trompe pas ; je ne veux point dire que dans son être conscient, il en eut contre qui que ce fût, mais que dans les profondeurs cachées de son esprit, la rancune fut une des sources de son inspiration. De là, le malaise que l’on éprouve en le lisant ; de là, la qualité presque corrosive de son style. D’ailleurs, il semble que le génie de La Rochefoucauld n’ait pas eu une origine différente : ce qui indique bien que l’intelligence se sert de n’importe quel élément moral, de quelles émotions initiales pour lui faire subir ce travail de transformation qui doit aboutir à un chef-d’œuvre. Celui de Jules Renard est certainement Poil de Carotte et je crois bien que Poil de Carotte restera. Dans cette famille malheureuse qui réunit David Copperfield, le petit Jack, l’Enfant de Jules Vallès, Poil de Carotte a une physionomie à part. Chacun se souvient du terrible mot échappé du malheureux enfant : « Tout le monde ne peut pas être orphelin ! » On a dit jadis que cette pièce insultait la famille française. Hélas ! la famille française est comme toutes les familles du monde ; tous leurs membres ne sont pas assurés d’être heureux. Depuis que Caen a tué Abel et que la famille des Atrides s’est rendue célèbre, ce n’est pas un secret qu’on ne s’entend pas toujours entre soi. Il serait bon de se méfier de l’hypocrisie et de ne pas imiter quelques-uns de nos voisins. A qui fera-t-on croire que la famille Lepic est impossible en France ? … Il existe un autre chef-d’œuvre de Jules Renard : ce sont les Histoires naturelles. Là, l’humour délicieux, la fantaisie, la drôlerie, qui étaient ses plus jolies qualités se sont donné libre cours ; on relira toujours le Paon, le Cygne, le Pigeon, le Lapin et tant d’autres portraits menus qui font penser parfois à un Buffon persan ou japonais. Ici, l’amour de la nature a emporté Jules Renard et il a oublié dans sa paix ses griefs contre l’être humain, sa rancune qui n’était sans doute, comme souvent, en pareil cas, que de l’amour méconnu et renversé ; il y a malgré tout un fond de tendresse bousculée dans l’inimitié moqueuse que Poil de Carotte porte aux siens. Il y a de même un lyrisme renversé dans les miniatures que Jules Renard a exécutées d’après ses amis les bêtes »

Publié dans portraits

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