BACHELIN

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Bachelin : Nouvelle Revue Critique, 15 mai 1927 « Journal inédit » «Sa publication sera prochainement terminée. Il est probable, sinon certain, que c’est là le chef-d’œuvre de Renard. Quiconque le souhaiterait autre prouverait qu’il n’entend point la critique comme une histoire naturelle des esprits, à quoi Sainte-Beuve lui-même ne s’est pas toujours conformé. L’impartialité n’est pas le fait de l’homme ; la passion se loge jusque dans les sciences prétendues abstraites. Chaque écrivain a son siège fait. A confronter ces milliers de rédactions, on est tenté de s’écrier, comme Pilate : « Quid est veritas ? » Nous répugnons d’instinct à admettre une vérité différente de la nôtre, un « siège » que nous n’ayons pas écrit nous-même ; de là, ces coups de bélier qui sonnent contre telles murailles, à moins que ce ne soient des trompettes, parfois fort mal embouchées, qui « tarantatarannent » autour de je ne sais combien de Jérichos. Or, un certain nombre de « sièges » sont très bien rédigés, et beaucoup de tours s’obstinent à ne s’écrouler point. J’ai l’intime certitude – et d’autres l’ont aussi, - que ce Journal est une œuvre solide et de premier plan. Renard s’en rendait compte lorsqu’il écrivait, le 14 novembre 1900 : « Je lis des pages de ce Journal ; c’est tout de même ce que j’aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie » 1887-1910, près d’un quart de siècle. Lorsque Renard l’entreprend, il n’a encore rien publié, que des vers dans quelques revues et, en librairie, sa plaquette Les Roses. Ce qui s’impose à l’esprit, c’est que les premières notes de ce Journal révèlent une personnalité déjà très accentuée, et formée, et qui se hérisse, ce qu’accusent moins Crime de village, publié le 1er octobre 1888, et Sourires Pincés, qui est de 1890. J’irai jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la Bigote, qui parut en février 1910, où Renard est le plus intervenu directement ; or, ce n’est même point là qu’on retrouve l’essentiel ni le détail de lui-même, mais encore, et toujours dans son Journal. J’entends qu’on m’objecte : « Mais c’est évident ! la belle découverte ! Il serait un peu plus qu’utile de rédiger un Journal si ce n’était dans le dessein d’u mettre à nu son âme, et l’on y lit tout simplement les notes que Renard n’a pu utiliser dans ses livres, par discrétion ou pour tout autre motif. » Je n’en suis pas du tout persuadé. J’estime que, parallèlement à ses livres, qui paraissaient à intervalles irréguliers, Renard s’obstinait, par goût profond, à l’écriture de son Journal et que c’est là qu’il a mis le meilleur de lui-même. L’eût-il publié de son vivant que le succès sans doute en aurait été identique. Il apparaît, de-ci, de-là, qu’il en eut des velléités ; une certaine insouciance le retint d’aller jusqu’à la réalisation. Dès 1892, on constate, dans l’Ecornifleur, qu’il aime mieux écrire des choses courtes ; vers, petites nouvelles, mais un roman ! [...] « J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse. » Nulle forme littéraire ne s’adaptait mieux à ses exigences que celle du Journal : elle est, et de beaucoup, la plus souple qui existe, apte à tout recevoir, du carnet de la blanchisseuse à l’instar de Jean-Jacques avec ses confessions et de Chateaubriand avec ses Mémoires d’Outre-Tombe. Ensuite Renard ne voyage pas comme Stendhal, même si celui-ci a fait décrire par son « touriste » des sites, des monuments et des villes sur quoi ses lectures seules l’avaient renseigné. Et puis, il n’a point de prétentions – ou que si peu ! – à moraliser. Et, encore, n’ayant point – ou que très peu, - fréquenté dans ces salons où se nouent les combinaisons politiques, il ne s’engage pas à nous en faire toucher ou flairer les dessous. Enfin, il parle aussi peu que possible peinture et sculpture ; la musique, il dit tout net qu’elle l’assomme, en quoi il a raison puisqu’il est ainsi fait ; y eût-il été sensible que son style aurait été plus onduleux, plus « nombreux ». Dès le 11 novembre 1887 il exprime son vœu secret sous cette forme : « Le style vertical, diamanté, sans bavures » Ses phrases courtes ne seraient pas faites de mots dont chacun a l’air de sortir d’une plume qui abhorre l’écriture penchée. Il a dit de la vigne : « Tous ces ceps, l’achalas droit, sont au port d’armes. » Dans la vigne dont il fut le vigneron, les mots sont au port d’armes, et ils ne défilent que par escouades, et encore ! alors que chez tels autres écrivains l’unité minima est la section, et souvent sur pied de guerre. Il est possible que cette image ne dise rien à qui n’a point passé par la caserne : je la garde pourtant. Ces phrases d’une douzaine de mots, il fallait bien que, dans ses livres, Renard ne les laissât point isolées, qu’il ne se contentât point de les juxtaposer, qu’il les reliât, même dans ses nouvelles les plus courtes, mêmes dans ses poèmes en prose, plus brefs encore, que sont la plupart de ses Histoires naturelles, même dans de nombreux paragraphes indépendants qu’on peut détacher de ses autres livres. Si rétif qu’il fût à l’intrigue il fallait bien que deux escouades fissent une section, et que les plis de l’accordéon se distendant, on vit apparaître peloton, compagnie, bataillon, régiment, brigade et corps d’armée. Renard n’alla jusque-là, et à son…corps défendant, que deux fois : avec les Cloportes, avec l’Ecornifleur. Il n’y revint pas. Il avait le dégoût des masses. Le régiment devint l’unité la plus considérable qu’il pût admettre, et encore ne la manœuvrait-il qu’avec une certaine répugnance. Sa formation préférée resta l’escouade, et, d’un bout à l’autre de son Journal, avec elle il s’en donne à cœur joie. Ah ! le bon, l’excellent caporal ! Comme on peut le nommer d’emblée « maréchal de la note », de la note ramassée, substantielle et définitive ! C’est ici surtout qu’on retrouve ce « style vertical, diamanté, sans bavures » dont il rêvait dès ses débuts. Il me souvient d’avoir écrit naguère que, de lui qui tant de fois regretta de n’avoir pas de génie, on peut dire sans exagération qu’il eut le génie de la note. Ne suis-je pas allé trop loin ? Je réfléchis, vérifie, contrôle, et je le répète en toute conscience, et je pense que c’est ce qui différencie son Journal de tant d’œuvres semblables, auxquelles il ne ressemble d’ailleurs que par le titre. Je ne ferai aucune comparaison : toutes seraient superflues lorsqu’il s’agit de livres dont l’originalité s’impose avec une telle évidence. Elle apparaît aussi bien dans les réflexes de Renard que dans les jugements qu’il porte sur ses contemporains et sur ses prédécesseurs, et ne je me mêlerai pas de discuter s’ils sont sans appel ou susceptibles d’être révisés : ce que je vois, c’est qu’ils sont éminemment significatifs de la personnalité du juge et qu’à ce titre ils sont définitifs ; de les rêver autres, ce serait simplement vouloir qu’ils aient été formulés par un autre. Qu’il soit mêlé à la vie des revues littéraires, des journaux, des théâtres de Paris, ou à la vie quotidienne, et sociale, et politique de sa petite commune rurale de la Nièvre, qu’il parle de Mlle Brandès, de Guitry, de Madame et d’Edmond Rostand, ou de Philippe, de Ragotte et d’Honorine, qu’il flâne au Jardin d’Acclimatation ou des Plantes, au Parc Monceau ou dans les rues de Paris, ou qu’il soit requis par les larges routes, par les chemins creux, par les bois de Chitry, c’est toujours lui qui attire tout à lui pour ne nous le rendre que timbré à ses armes. Que ce soit d’instinct ou la raison qui intervienne, l’artiste, plus souvent que l’homme, préside à l’opération. Cependant, ce n’est pas surtout dans ses relations avec ses semblables – et qui lui ressemblent si peu, - que l’artiste cède le pas à l’homme : c’est dans ces notes d’une ligne dont j’ai parlé, et qui fusent, de la plupart de ces pages, comme des feux d’artifice d’une merveilleuse netteté, et en si grand nombre qu’il en reste un éblouissement. On a envie de s’écrier : « Ne tirez plus ! Le ciel est plein » Car il ne s’agit pas de ces jeux de mots superficiels dont l’humorisme abusa. Renard qui ne fut qu’un artiste, - hé ! hé ! ce n’est déjà pas chose si commune, - et qui usa ses forces à n’être que cela, atteint à une concentration telle que la pensée en jaillit comme un boulet de l’âme d’un canon. Brusquement on passe du fait à la loi, du concret à un abstrait encore vibrant, de l’analyse à la synthèse. Aujourd’hui où toutes les valeurs sont confondues, on ne saurait trop redire que le rôle de l’écrivain-artiste n’est pas plus de créer des idées ou des valeurs nouvelles qu’il ne l’est, du moraliste ou du métaphysicien, d’avoir un style fleuri d’images. Il n’en est pas moins certain que dans son Journal, Renard pense plus, et à sa manière, qu’il n’a fait dans ses livres. Ou bien ce sont de ces images, et à foison, qui sont d’un grand poète en prose, habile à animer objets et animaux suivant les meilleurs procédés d’un humorisme lyrique qu’il créa. Ou bien ce sont des raccourcis où, du fait d’un seul mot changé, la vérité moyenne donne un visage tout différent de celui que nous lui connaissons. Ou bien ce sont des notations d’une ténuité si nouvelle qu’à la découvrir on est ému d’avoir gardé la douce faculté de l’étonnement. Ou bien des confessions tout en traits, tout en raccourcis. Impossible de citer un seul exemple : ce serait en laisser dix mille autres, tout aussi caractéristiques. Il écrivait, le 14 juin 1897 : « Et ce Journal qui me distrait, m’amuse et me stérilise ! » Il n’y a point contradiction avec sa note du 14 novembre 1900 ; y en aurait-il, que ce serait d’importance nulle. Il pensait – et c’était son droit – au parti qu’il aurait pu tirer de livres et de pièces de théâtre. Nous voyons aujourd’hui que cette « stérilité » ne fut qu’apparente et pour lui seul. C’est toute une moisson qui s’étale sous un ciel pur, sur un sol bien ameubli. On hésitera toujours à choisir entre les épis pleins et les fleurs légères qui trouvent place parmi eux. On ne saura plus si ce sont les épis qui ont ces vives teintes, ou les fleurs qui sont lourdes de bon grain, et celles-ci comme ceux-là bénéficieront du doute. Images et pensées se confondront dans l’esprit et sus les yeux séduits, comme le veut la loi suprême de l’art, qui n’est pas celle de la philosophie. Et ce qui n’appartient aux moissons de la Terre, on n’y verra pas ou que très peu d’épis et de fleurs qui se ressemblent, et pour y trouver l’ivraie, il l’y faudrait semer soi-même. »

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