RACHILDE

Publié le par LAURENCE NOYER

Rachilde : Nouvelles Littéraires, 2 février 1929 « Portraits d’hommes » (éd .Mornay) (le paysan perverti) « L’humour est un corrosif qui ne permet pas l’intégrité des sentiments. C’est une façon de voir plus intense, moins juste, presque toujours malveillante. Paire de lunettes jaunes, couleur de bile, qui rapetisse le sujet principal pour ne laisser dominer que sa verrue ou son travers. La première victime de l’humour est généralement l’humoriste. J’ai connu Jules Renard tout à fait à ses débuts. Il était le fils de M. et Mme Lepic, mais n’avait pas encore eu le temps de s’en douter ni d’exploiter cette veine : « Je suis un terrien, un paysan », me disait-il. Il me parut outrer un peu son type et chausser de lourds sabots alors qu’il aurait pu se contenter de bottes de chasse. Inquiet, pressé par on ne savait quelle idée de gagner, de prendre une avance sur les coureurs de son équipe, ce grand et robuste garçon, haut en couleur, avait des yeux en trous d’épingle dans un abat-jour : on devinait qu’une lampe brûlait derrière ! Aucune modestie ; il disait nettement ce qu’il voulait et il le disait avec une âpreté de conviction qu’on prenait souvent pour une formule comique, alors que ce n’était que l’énoncé de sa foi en lui-même. Je ne l’ai jamais surpris à douter de lui et, cependant, il demeurait inquiet, non pas sur sa propre valeur, mais sur la meilleure manière de l’extérioriser. Ce qui m’était sympathique chez lui, sa naïveté, faisait souvent reculer ses camarades. Moi, je n’ai jamais eu l’envie de le blaguer parque je sentais qu’il avait beaucoup souffert d’être méconnu de ses parents. On peut parfaitement souffrir comme un homme quand on est simple petit garçon, un « Poil de Carotte » rabroué. J’ai, de Jules Renard, des lettres fort amusantes qu’Henri Bachelin m’a demandées quand il étudiait le sujet, si complexe, de l’humour en question ; mais je n’ai pas voulu les lui donner parce que ces lettres ne sont pas du Jules Renard que connaît, maintenant la foule. Il y a plusieurs types dans un littérateur ; le meilleur est celui qu’on adopte. Pourquoi le détruire ? Est-il bien utile de savoir comment il s’est fabriqué lui-même ? A l’heure actuelle, les snobs, partie aristocratique du public, vous ont des manies séniles de vieillards qui n’ont plus la conscience de leurs malsaines curiosités. J’en connais qui ne feuillettent jamais un roman bien parisien sans répéter, frénétiquement : « Qui ? Qui ? » Ils veulent savoir quelle femme vous a fourni votre héroïne, quel homme se dissimule sous le héros. C’est en vain que vous leur raconteriez, pour le seul art de les duper, les plus invraisemblables des évènements ou les plus risquées des intriques : il leur faut l’assurance que le crime a été commis et que le viol fut consommé. De cette passion, non pour la vérité, pais pour le dessous malpropre, sont nés les lecteurs de Mémoires, et le public, le grand public innocent, a suivi, d’enthousiasme. Les temps d’infamies fabuleuses où nous vivons y prêtent. Le roman reste très en arrière de son époque ; il est presque impossible à une génération de feuilletonistes en délire d’atteindre aux monstruosités des simples faits divers. […] « Après avoir lu le Journal de Jules Renard, on ne peut rien lire qui puisse atteindre à cette férocité ! » Fichtre ! Personnellement, je préfère tout de même l’Ecornifleur à celui qui écornifle et le Plaisir de rompre… à celui qui rompit. Il m’est tout à fait égal de savoir comment on a conçu un chef-d’œuvre. Il me suffit de constater qu’il existe […] J’ai connu la charmante héroïne du Plaisir de rompre. C’était une dame bien en chair, très 1830, à visage classiquement beau, des yeux doux, une bouche en cœur au sourire puéril, d’un décolleté savoureux […] … la dame disait les Roses de Jules Renard, car avant de finir dans la peau d’un humoriste, il fut un poète presque élégiaque. Elle les disait partout, à propos de tout, avec une générosité de pendule qui ne peut que sonner la même heure. Dans le clan d’écoliers de lettres que nous étions alors, on se gaussait de la dame qui disait cela et ne disait que cela. Impatientée, je fis remarquer à Jules Renard que c’était peut-être lui qui était ridicule et non pas elle. Il eut cette réflexion étonnante : « Vous avez peut-être raison parce que vous ne m’aimez pas. Quant à l’amour, il est toujours le plus fort, surtout quand il est ridicule ! » Il associait très bien l’affection de la voisine et son humeur à lui. En somme il cultivait son jardin avec la persévérance du jardinier philosophe qui sait mélanger les guirlandes de fleurs aux choux du pot-au-feu. Ce fut exactement la même chose lorsque, plus tard, il vint au Mercure de France. Il voulut donner un conte dans chaque numéro de la revue, alors que son format naissant ne pouvait contenir de nouvelle aussi longue. Il fallait essayer de lui faire comprendre que s’il dépassait certaines limites, il empiétait tout naturellement sur le droit des autres. Ici je citerai quelques lignes d’une lettre virulente qu’il m’écrivit parce que j’avais eu l’imprudence de le tirer par la manche (ce qui, je l’avoue, ne me regardait pas), pour l’empêcher de tirer à la ligne. « Rachilde, ma chère marraine, vous ne comprenez rien à la vie parce que vos beaux yeux demeurent encore aveuglés par le feu du ciel et qu’ils s’en inventent trente-six chandelles tout en oubliant d’éclairer leur lanterne. Une revue est faite pour nous aider. Si nous ne nous en servons pas, ce seront, en effet, les autres qui s’en serviront, et ils ont beaucoup moins de talent que nous : toujours ! Vous êtes agaçante et je vous le dis tout cru : le dilettantisme, c’est de la paresse ! » J’ai déjà écrit que l’esprit m’importune comme une mouche, mais l’humour, à ce point-là, me semble dangereux, comme le moustique des marécages. Ce n’est pas la bête de l’orgueil, c’est la bête de la fièvre. De nos jours, l’arrivisme naïf de Jules Renard paraîtrait fort anodin ; en ces temps de la préhistoire où l’on pouvait encore rencontrer de la pudeur chez les gens de lettres, il me faisait de la peine. Or, je crois maintenant, en jugeant les choses d’un peu haut, que Jules Renard, averti par l’instinct farouche de ceux qui doivent partir de bonne heure, voulait courir sa chance le plus rapidement possible… et que c’était peut-être lui qui avait raison. Il est bon de donner sa mesure de son vivant, car après la mort, si on n’a pas pris cette courageuse précaution, il n’y a que la pitié qui reste […] Elevé sévèrement par M. et Mme Lepic, qui ne devinèrent pas en « Poil de Carotte » le garçon de génie et qui lui faisaient fermer les poules tous les soirs, il sut tout de même devenir un époux amoureux et un père admirable, laissant toutes les libertés possibles à ses enfants, en souvenir des très légitimes récréations dont on l’avait privé. C’est Jules Renard qui a écrit cette chose sublime : « Quand un mari cesse d’accompagner sa femme jusqu’aux cabinets, c’est qu’il commence à l’aimer moins. » Ces sortes de preuves d’amour m’auraient certainement forcée à casser la figure à un homme, fût-ce à mon mari, mais je m’imagine que pour femmes, normalement femmes, ce doit-être le fin du fin ! Lors de l’inauguration de Jules Renard à Chitry-les-Mines, sous la copieuse averse, de rigueur dans ces sortes de cérémonie, nous écoutâmes debout, respectueusement, les discours où des allusions de politique rurale se mêlaient aux citations littéraires, en songeant au sourire de madré narquois qu’il aurait eu… »

Publié dans portraits

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article