DESCAVES

Publié le par LAURENCE NOYER

Lucien Descaves : Le Journal, 23 décembre 1938 « Elle et lui » « Je me range absolument à l’avis de Léon Daudet qui écrivait hier : « Mme Jules Renard, femme délicate, charmante et adorée de son difficile époux, a-t-elle eu raison de détruire quelques passages acerbes des mémoires de son mari ? certainement oui, et loin d’être une veuve abusive, comme dirait de Monzie, elle a été en cela une veuve prévoyante et prudente. » On ne saurait mieux dire. J’ai connu Mme Jules Renard de son mariage à sa mort. J’ai été l’ami de son mari et je puis dire aujourd’hui que nous avons eu, Octave Mirbeau et moi, des résistances à vaincre pour faire admettre Renard à l’Académie Goncourt. Il ne nous aidait pas à surmonter les difficultés, oh ! non. C’était un candidat récalcitrant. Mais nous eûmes gain de cause et nous allâmes lui annoncer son élection chez lui, rue du Rocher, dans la petite maison qui lui appartenait. Sa femme la lui avait apportée en dot. C’est pourquoi, d’ailleurs, son aisance modeste parut longtemps enviable à ceux de ses camarades qui gagnaient péniblement leur vie dans les journaux, tandis qu’il n’avait qu’à buriner des livres. Nous trouvions qu’il avait de la chance. Et puis vint le retour de fortune qui le contraignit à chercher des collaborations. Nous l’apprîmes, et une chaise étant devenue vacante à l’Académie Goncourt, en 1907, par suite du décès de notre président, nous songeâmes à Renard pour lui succéder. Il n’occupa sa place que jusqu’en 1910. Ce fut pour nous une grande perte, car le jour où l’on décernait le prix annuel, il arrivait avec des jugements motivés sur la plupart des candidats : il avait lu leurs livres et il en citait des passages ! Que c’est loin ! Sur le caractère de Renard, ses relations, sa vie de famille, et le plaisir qu’il prend, dans son Journal, à médire de ses meilleurs amis, je ne me sens d’humeur à rien raconter aujourd’hui. Il s’agit de sa femme, qui est morte il y a quelques jours et que nous entourions chez nous d’une affectueuse estime. Elle avait perdu son fils qui lui laissait des petits-enfants, et elle vivait auprès de sa fille qui lui restait, dans l’ombre du disparu qu’elle ne cessait pas de chérir et à qui elle avait fermé les yeux – qui la voyaient encore – du moins elle le croyait. Je sais ce que l’on reproche à cet ange du foyer. Je m’en suis expliqué avec mon ami André Billy qui l’autre semaine, dans le Figaro, traitait d’abusive la veuve éplorée, aux abois certainement le jour où elle se défit de quelques reliques dont la mort même ne devait pas la séparer. Mais il y a plus fort que la mort. Et puis, le bruit a couru que Mme Jules Renard, avant de consentir à publier le précieux Journal de son mari, en avait jeté au feu trois mille pages (qui les a comptées, je me le demande !) et Billy se fait l’écho de ce bruit. Pas moi. Que la femme de l’écrivain ait supprimé des passages qui la mettaient en délicate posture vis-à-vis d’amitiés anciennes qu’elle cultivait encore, cela, je le crois. Mon amitié est peut-être du nombre ; car j’ai fréquenté Renard dans son jeune ménage, à l’époque des Sourires pincés, et sa susceptibilité a, pendant quelque temps, espacé nos rencontres. Mais le nuage passa… ; pourquoi pas sur le Journal aussi ? Ah ! que la veuve a eu raison de l’en chasser ! Abusive, elle ? peut-être pas encore assez ! La mémoire de Jules Renard y gagnerait quelquefois. C’est au obsèques de l’auteur de Poil de carotte que nous convînmes, Edmond Rostand, Antoine et moi, de solliciter pour la veuve qu’il laissait et sans qu’elle s’en doutât, un bureau de tabac. »

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