Geneviève Dunais, Radio national, n°66, 23 août 1942

Publié le par LAURENCE NOYER

Geneviève Dunais, Radio national, n°66, 23 août 1942 « On me donne maintenant cinq sous de la ligne. C’est beaucoup. Mais j’écris des choses concentrées qui ne font pas beaucoup de lignes. D’autre part, c’est cette concision qui fait mon succès. Comment sortir de là ? » Cher Jules Renard, le talent ne lui apportait point la richesse et la petite maison de Chitry en témoignait. Ce jour-là, après la mort de Marinette, sa femme, après la mort de Fantec, son fils, un certain jour de l’été 1939, on dispersait les livres de la bibliothèque. Ils étaient là, rassemblés comme dans ses livres, les contemporains de Jules Renard, ses modèles, ses héros simples, ses amis campagnards. Ils étaient venus de Chitry, de Corbigny, de Chaumot et de Clamecy, la grande ville. Mais ils n’osaient point acheter des livres pour la crainte d’entendre leur voix et aussi parce qu’ils ne savaient pas bien lire. Et puis, on disait que l’auteur avait écrit des choses mauvaises. Et leurs enfants ignoraient ce monsieur qui, disait-on, avait eu du succès à paris. Et ils restaient là, leurs grosses mains posées devant eux, comme des outils. Ah ! quand on vendrait des matelas…Voilà le père Mignot, lui a connu le Jules. Ils allaient ensemble à l’école. « Je me le rappelle, dit-il, émerveillé de sa mémoire. Avec sa tignasse rouge, on le voyait par-dessus les haies. Il avait son caractère. Le maire l’appelait tête de bique. Un jour, il a boudé devant l’inspecteur, pensez !... » Et sa mère, Mme Lepic… On dit qu’il l’appelait comme ça, pauvre Mme Renard. C’était une bien brave dame. Elle nous donnait pour goûter des tartines de pain et de fromage. Ma mère allait en tournée chez elle. Elle était couturière et raccommodait Mlle Ernestine, une bien honnête jeune fille. Mme Renard, elle, piquait peut-être un peu ma mère, avec les épingles, et puis, l’heure, qu’elle ramenait toujours. Mais elle payait pas plus mal que d’autres. M. Boulé instituteur retraité à Corbigny a connu Jules Renard, surtout quand il était maire. Nous allions faire des conférences ensemble. Après, on lui a élevé un monument. Mais des gens ont jeté des seaux d’immondice le jour de l’inauguration sur la statue de poil de Carotte. Il n’y avait aucun ouvrage de Jules Renard à la bibliothèque municipale de Chitry. Je les ai fait venir et aujourd’hui tout le monde – ceux qui savent lire, naturellement – peut lire les œuvres de notre premier Chitryen. « de l’autre coté de la rivière, à flanc de colline, M. Boulé me désigne la Gloriette, la villa que loua Jules Renard, tout près de ses parents. Le fils de Ragotte habite encore – comme domestique s’entend – La Gloriette. C’est un nommé Chalumeau. Jules Renard est partout ici, comme dans un jeu de glaces qui se renvoie l’image. Mais mieux encore dans la vieille maison. Des fragments du Journal laissé par Jules Renard se plaignent. Ils datent du moment où l’auteur se sait condamné. « vivre en s’amusant avec la mort. Peut-être ne reverrai-je pas la Vieille maison. Etrange punition » Il n’est pas revenu. Il est mort à Paris, qui l’épouvantait encore. « J’ai parcouru la Vieille maison, en retenant mes pas, en craignant de faire saigner les planches. Tout conserve une vie insolite » Tout reste marqué par cet œil impitoyable et Chitry n’est plus libre : il vit comme Jules Renard a dit qu’il vivait. L’art impose à ses sujets des certitudes définitives ; la vieille maison appuie. Les matelas roulés sur les lits ont leur drame. Le porte-manteau de bois courbé conserve un vieux canotier jauni, celui de l’Ecornifleur ? Et ce fusil suspendu au mur, n’est-ce pas celui que graissait M. Lepic, cerné par une maladie incurable, d’une balle à la tête il se libéra ? les meubles craquent. Des reflets insolites palpitent aux glaces moisies des armoires. Intimité trouble. Il vaut mieux sortir. Savais-je que je me trouvais soudain dans ce silence intolérable ? avec devant moi, le puits ? Elle est tombée en arrière. Des jupes à fleur d’eau, des remous, comme quand on a noyé un animal. Pas de figure humaine. Ainsi le Journal commente la mort de Mme Renard. Dans ce puits, ici même. Le fils veut descendre dans le seau au bout de la chaine. Mais la chaîne est enroulée… Le soir tombe sur Chitry où les morts fidèles reviennent, tels que Renard les avait pressentis au hasard des ronces qui retenaient son bras, de la main nocturne qui battait à la persienne. Ils reviennent comme le petit Joseph, le dernier né de Ragotte, valet de chambre à Paris, qui se promenait la nuit, parmi les choux, sous la forme d’une lanterne, comme la vieille Honorine qui mourut sous sa brouette et qui continue  le soir, dans les ornières de pluie, à pousser sa charge de lessive. Et l’on n’ose plus marcher sur l’herbe, et l’on n’ose plus interroger la nuit noire où Poil de Carotte tremblait d’aller fermer les poules. « Si je recommençais ma vie, a dit Jules Renard, je la voudrais tel quel. J’ouvrirais seulement un peu plus l’œil. »

 

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