Sacha Guitry : Le Livre Contemporain « L’esprit » 1958

Publié le par LAURENCE NOYER

Sacha Guitry : Le Livre Contemporain « L’esprit » 1958 « Jules Renard, plus connu sous le nom de « l’auteur de Poil de Carotte », naquit en province en 1864, écrivit une douzaine de livres, cinq comédies admirables et mourut à Paris en 1910, à l’âge de 46 ans. Jules Renard était ce qu’il est convenu d’appeler un humoriste et je veux espérer que, depuis la mort de Georges Courteline dont on honore la mémoire à l’égal de celle des plus grands, je veux croire que les personnes qui m’écoutent commencent à se faire une opinion sur les écrivains qu’on désigne sous le nom d’humoriste et qui sont toujours les plus originaux, les plus remarquables, les plus profonds de leur époque. Physiquement, Renard était un homme grand – mais on ne regardait pas sa taille, on regardait sa tête – Elle était extraordinaire, cette tête. Le poil roux, car Poil de Carotte, c’était lui ; le front était énorme et proéminent et son œil fixe était troublant au possible. Je dis son œil, car il regardait tellement qu’il semblait n’avoir qu’un seul œil. Il fut mon ami et j’en suis fier – mais je dirai volontiers de lui ce que je dis toujours d’Octave Mirbeau à ceux qui prétendent ne pas l’aimer : vous croyez que vous n’aimez pas Mirbeau – c’est lui qui ne vous aime pas. Toutes les phrases que vous allez lire, je les ai cueillies comme on cueille des fleurs dans le Journal intime de Jules Renard. Œuvre admirable, véritable bréviaire de l’homme de lettres, livre unique, émouvant, qui souffre de vérité – oui, livre admirable qui n’est point connu encore, mais qui prendra sa place un jour parmi les plus beaux de notre langue, car il contient des aveux déchirants et d’adorables images […] Mais il n’y avait pas que des repas à lecture, Place Vendôme. Il y avait, deux fois au moins par semaine, le déjeuner des « Mousquetaires ». Les Mousquetaires, c’était quatre hommes qui s’amusaient ensemble et qui s’aimaient vraiment. Quatre hommes qui se jugeaient sans complaisance, mais avec tant de cœur, malgré tant d’esprit ! C’était quatre hommes qui ne cessaient de sourire que pour rire aux éclats. Dans quelle intimité intellectuelle ont vécu ces quatre beaux esprits ! C’était magnifique et terrible à la fois. Magnifique pour eux, terrible pour les autres. Car les ridicules, à ces déjeuners, passaient de bien mauvais quarts-d’heure. Sans indulgence pour eux-mêmes, ils étaient impitoyables envers leurs amis, leurs relations et leurs parents. Ils n’avaient même pas le temps de s’occuper des gens qu’ils n’aimaient pas ! Un seul homme trouvait grâce à leurs yeux, toujours : Alphonse Allais. Celui-là, c’était de la tendresse qu’ils avaient pour lui. Il pouvait même – c’était le seul – venir se glisser parmi les mousquetaires, quand il voulait. Il est vrai  que c’était un homme extraordinaire par son intelligence, par son esprit, par son talent – auquel on voudra bien rendre justice un jour, je veux le croire – par ce je ne sais quoi d’indolent dans son être qui charmait irrésistiblement. Son visage, ses yeux, sa distinction, ses belles mains, tout le faisait aimer – et puis, par-dessus tout, l’imprévu, la cocasserie, la justesse étonnante, et la rapidité de ses observations. C’était l’esprit le plus indépendant qui fût. Aucune considération ne pouvait intervenir entre le monde et lui. Il était libre absolument. Sa situation d’écrivain était à peu près nulle – et Renard a dit de lui pourtant que c’était un grand écrivain ! »

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article