André-Paul Antoine : Julliard « Antoine père et fils 1962

Publié le par LAURENCE NOYER

« C’est à cette époque, au cours des répétitions de Poil de Carotte que j’ai connu Jules Renard. Il était maire de Chitry-les-Mines, petit village de la Nièvre, où sa famille s’était installée quand il avait deux ans. Il habitait à deux kilomètres du village, sur l’autre rive de l’Yonne, une jolie propriété, la gloriette, où il passait une bonne partie de l’année, quand il n’habitait pas son appartement du 44, rue du Rocher, dans une maison que sa femme lui avait apportée en dot et où il resta jusqu’à sa mort. La peau rose, se sang vif, le cheveu raide et rouge, un œil bleu de paysan méfiant et attentif, le nez fin mais solide comme un plantoir équilibrant deux oreilles pointues grandes ouvertes, un corps robuste aux os bien soudés, durcis par des générations d’ancêtres habitués au travail des champs, la bouche mince et large que cachait, comme pour en dissimuler l’ironie, une courte barbe  taillée en pointe à la Guise, tel m’apparut Jules Renard la première fois que je le vis. C’était dans la loge d’Antoine à qui il offrit deux perdrix et un lièvre tués la veille et que j’emportai à la maison. A cette époque, j’avais à peu près l’âge de Poil de Carotte ; je n’ai jamais oublié le regard malin, curieux, un peu complice, qu’il posa sur moi. Quand je le connu mieux, je compris très vite qu’il existait en réalité deux Jules Renard. Celui « du côté de Chitry » et le Jules Renard « du côté de Paris ». Ce dernier était l’ami de Lucien Guitry, de Tristan Bernard, d’Alfred Capus, les « Mousquetaires » que réunissaient des déjeuners réguliers dans le bel appartement de Guitry, place Vendôme. Ce Jules Renard était un des fondateurs du Mercure de France. Il collaborait à la Revue Blanche. Il donnait de brillantes chroniques à l’Echo de Paris, au Journal, au Figaro. Il était le camarade de salle d’armes de Marcel Boulenger, chez le maitre Merignac. C’est celui qui rougissait de plaisir quand Lucien Guitry, arbitre des élégances lui affirmait que sa cravate n’avait pas l’air d’une cravate toute faite. L’autre Jules Renard, celui « du côté de Chitry » était infiniment plus secret et plus attirant. Il faisait songer à la fois à Fabre, l’entomologiste penché sur les insectes de son jardin provençal et à un imagier du Moyen Age. Ce Renard-là a administré la preuve que le réalisme le plus rigoureux, le plus aigu, le plus scrupuleux, peut atteindre à la plus authentique poésie, tout autant que le verbalisme torrentiel d’un Claudel, ou que le romantisme démesuré d’un Hugo, que Renard admirait profondément. Défrichant, défonçant, retournant inlassablement la petite parcelle de glèbe humaine que le destin avait placée à sa portée, Jules Renard finit par atteindre au général par l’extrème particulier, de la même manière qu’un arbre solitaire, dans un jardinet minuscule, reflète en fleurissant les rythmes de la nature et suggère l’essentiel. Le petit arpent d’argile vivante que le Bon Dieu avait mis à sa disposition pour y faire pousser son œuvre, c’était sa famille. Ces Renard qui deviendront immortels sous le nom des Lepic. Elle était pourtant semblable à beaucoup d’autres, cette famille ! Elle se composait du père, François Renard, entrepreneur de travaux public, de la mère, Anne-Rose Colin, qu’il avait épousée vers 1850 après l’avoir rencontrée en Haute-Marne, à Chaumont, et de trois enfants : Maurice, Amélie, Jules le dernier-né. Grand chasseur, taciturne, bourru, se consolant d’un mariage mal assorti par des aventures prudentes sous couleur de veiller à ses affaires, François Renard ressemblait trait pour trait à M. Lepic. Quant à Mme François Renard, son fils ne se cachait nullement de l’avoir portée toute vive sur la scène et dans les Cloportes. Jules Renard s’était toujours mal entendu avec son frère aîné Maurice, nonchalant, assez égoïste, qui n’aimait véritablement que son village de Chitry et mourut beaucoup plus tard d’une angine de poitrine qui le terrassa dans son bureau. Par contre, pendant toute son enfance, Jules Renard partagea avec sa sœur Amélie une tendre affection. C’est elle qui lui envoyait à Paris, quand il y vint faire ses études, de menus subsides et des cadeaux utiles. Amélie avait épousé un négociant en rubans de Saint-Etienne et ravitaillait le jeune homme en cravates. Elle était sa confidente. Très pieuse, elle ne le comprenait pas très bien, mais elle l’aimait. Quant à sa mère, Jules Renard en a laissé dans Poil de Carotte, dans les Cloportes et dans la Bigote, un portrait certainement retouché mais féroce. Au cours des représentations de Poil de Carotte, il avait alors trente-six ans, il avouait que personne ne l’impressionnait encore autant qu’elle. Et l’espèce de haine que Jules Renard lui vouait semblait en partie justifiée. Les yeux brillants, la voix dure, Anne-Rosa Renard était d’une volubilité presque maladive. Aigre, fantasque, exagérée, elle sombrait tout à coup dans des crises de larmes incompréhensibles. Elle exaspérait tout le monde. Elle n’aima jamais Jules Renard, dont elle avait certainement gâché l’enfance, provoquant chez lui un réflexe de contradiction mentale et de défense qui le marqua à jamais. Renard était déjà un écrivain célèbre que sa mère l’appelait encore dédaigneusement « le chieur d’encre ». Quand Jules épousa Mlle Morneau, la tendre Marinette, qui fut pour lui une admirable compagne, Mme Renard ne perdit pas l’occasion de se montrer véritablement odieuse avec sa bru. Il est certain que c’est le comportement de sa mère vis-à-vis de sa jeune femme qui déclencha chez Jules Renard cette férocité créatrice qui aboutit, dans son œuvre à l’inoubliable Mme Lepic. Quand Mme François Renard mourut noyée, il écrivit à Antoine : « A force de tourner autour du puits, Mme Lepic  a fini par tomber dedans. » Que cette fin de Mme Renard-Lepic fût ou non un accident – ce qu’on ne sut jamais – Renard n’en montra apparemment nulle émotion visible. Le vrai visage de Mme Lepic et de celle qui en fut le modèle reste le plus mystérieux de tous ceux qui peuplent l’œuvre de l’auteur de Poil de Carotte. Qu’était réellement Rosa Renard ? Une déséquilibrée ? une malade ? une femme déçue, rongée par un secret cancer moral ? Mme Lepic, en se jetant dans le puits, a emporté avec l’énigme de sa tragédie personnelle. Ce qui est sûr, c’est que les critiques, qui accusaient Jules Renard de s’être inspiré de l’Enfant de Jules Vallès pour créer son personnage de Poil de Carotte, faisaient fausse route. Léon Daudet, en surnommant Renard Poil de Carotte, commettait un déni de justice. Renard avait, malheureusement trouvé dans sa famille assez de sujets d’inspiration, pour ne pas avoir à utiliser le bien des autres. C’était le Jules Renard « du côté de Chitry » qui assistait aux répétitions de Poil de Carotte, au théâtre Antoine. Elles furent infernales. Antoine, occupé par la direction de son théâtre et par la mise en scène, ne savait pas un mot de son rôle. Celui du principal personnage, Poil de Carotte, était tenu par une jeune actrice : Suzanne Desprès. C’était donc une toute jeune comédienne qui s’attaquait à ce personnage difficile, insolite, et cela non seulement en présence de l’auteur mais du véritable Poil de Carotte en personne. On conçoit qu’elle pût être affolée. Prise entre la nervosité tatillonne de Jules Renard et le bafouillage d’Antoine qui cherchait tous ses mots, Suzanne butait, s’énervait, se désespérait. Elle l’avait pourtant travaillé, son personnage ! Pour le composer, elle avait épié le comportement des gosses dans la rue, étudié leur façon de parler, leurs gestes, leurs regards, leurs silences. Ce maudit gamin la hantait jour et nuit. L’aspect extérieur semblait au point : la tignasse rousse, le visage ingrat, le tablier noir…. La voix était devenue plus sourde, Suzanne étant parvenue à en éteindre la sonorité trop musicale. Son jeu, sobre et vrai, s’accordait à celui d’Antoine et de Jeanne Lion, aussi dépouillés que le sien. Pourtant, quelque chose manquait encore, Suzanne le sentait sans pouvoir le définir. Dans la salle vide, aux fauteuils couverts de housses grises, Antoine grognait en mâchonnant sa cigarette, le chapeau sur les yeux, ce qui était mauvais signe. Jules Renard se tortillait sur son fauteuil. La générale approchait. A la fin d’une répétition épuisante, Suzanne remonte dans sa loge. Elle n’en peut plus. Elle est prête à se déclarer vaincue dans cette lutte contre un  qui est là, tout proche, mais qui s’obstine à ne pas se laisser saisir. On frappe à la porte de sa loge. C’est Jules Renard. Encore lui ! Suzanne lui jette un regard meurtrier. « Ecoutez, dit-Renard, ce que vous faites est très bien, mais c’est du théâtre. Vous jouez malgré vous l’enfant martyr. Poil de Carotte n’est pas cela. Il est plus sauvage, plus sournois, plus farouche ; vous souriez trop ! » Suzanne se dresse, l’œil noir de fureur, le visage contracté, elle éclate : « je ne comprends plus rien !... plus de ceci, moins de cela, plus de ceci, j’en ai assez ! Je ne sais pas comment vous voyez votre Poil de Carotte : mais tel qu’il est, gardez-le ! Je vous le rends ! » Et elle lance le manuscrit à la tête de Jules Renard qui s’écrie ravi : « Voilà, vous y êtes ! Je viens de le voir ! C’est lui ! » Quelques jours plus tard, le 2 mars 1900, la répétition générale s’achevait sur un triomphe comme on en a rarement vu au théâtre. Durant une heure d’horloge, les spectateurs venaient de voir vivre sous leurs yeux, non des acteurs, mais les personnages mêmes de Renard : exploit d’autant plus méritoire que le roman était déjà célèbre et que chaque lecteur avait pu s’en créer une image qu’il confrontait ainsi avec le spectacle. Suzanne Després était célèbre. La gloire tant attendue venait de frôler de son aile l’ancienne petite arpète de la rue de la Paix. J’ai souvent vu jouer depuis Poil de Carotte, jamais comme ce soir-là. Seule Berthe Bovy a retrouvé plus tard l’aspect et la psychologie exacte du personnage qu’Antoine lui avait indiqués. L’amitié d’Antoine et de Jules Renard ne se démentit jamais. La famille Lepic reparut sur scène dans la Bigote , à l’Odéon, au cours de la seconde direction d’Antoine. Jules Renard caressait le projet d’écrire une mort de Mme Lepic, qui eût complété avec Poil de Carotte et la Bigote, une sorte de trilogie des Lepic. La mort l’empêcha de réaliser probablement un chef-d’œuvre. En accompagnant son convoi, le 23 mai 1910, vers la gare où il devait être dirigé sur Chitry-les-Mines où Jules Renard fut inhumé, Antoine, Lucien Descaves et Edmond Rostand avaient formé le projet d’aller trouver le ministre de l’Instruction Publique afin de faire attribuer à Mme Jules Renard restée veuve avec deux enfants, un bureau de tabac. Le ministre écouta avec sympathie les trois amis du disparu et leur déclara qu’il était désolé de ne pouvoir leur donner satisfaction, l’attribution des bureaux de tabac étant réservée aux veuves d’officiers supérieurs et de hauts fonctionnaires. Rien n’était prévu pour les hommes de lettres ayant honoré leur métier et leur pays. Antoine, Rostand et Descaves allaient se retirer, quand ce dernier eut l’heureuse inspiration de signaler au ministre que Jules Renard était maire de Chitry. C’est à ce titre que Mme Jules Renard put obtenir un bureau de tabac de dernière classe. »

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