Henri Béhar : Press-Pocket « Poil de Carotte » préface et commentaire 1990 JULES RENARD, LE MAL-ENTENDU

Publié le par LAURENCE NOYER

Jules Renard, ou le malentendu : on s’est mépris sur son œuvre, sur son œuvre, on l’a mal entendu. Sartre l’a qualifié, une fois pour toutes, d’« homme ligoté »1 . S’appuyant sur une lecture parcellaire du Journal de Jules Renard, un texte tronqué par une veuve trop soucieuse des contemporains, Sartre en fait un écrivain réaliste, le dernier de la catégorie, à qui il ne reste plus, comme fonds de commerce, après Flaubert et Zola, qu’à travailler dans le détail, à faire dans « le pointillisme et la phrase conçue comme une œuvre d’art se suffisant à elle-même ». Ramassant un ragot de Catulle Mendès, il déclare que son idéal, à la limite, serait la phrase la plus brève : « La poule pond. » D’où une vénération pour l’ellipse, devenue la perfection de l’art. Ce réaliste se considérerait en fait comme un artiste. Au lieu de s’engager, comme le voudrait Sartre de tout écrivain, un tel individu n’agit pas ; il consacre son existence à l’écriture. « C’est la beauté et la jouissance d’art que Jules Renard met au premier rang de ses soucis », déclare l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? en 1945. Et, bien entendu, la beauté pour Jules Renard, c’est une belle phrase, concise, marmoréenne, vide de signification. Mais Sartre n’explique pas par quel tour de passe-passe il parvient à faire d’un réaliste un parnassien, partisan de la doctrine de l’art pour l’art, enfermé dans sa tour d’ivoire ou, plus modestement pour le cas présent, dans sa demeure de la rue du Rocher. En vérité, Renard est inclassable. Fervent de Flaubert et de Maupassant à ses débuts, il est l’un des fondateurs du Mercure de France, revue créée dans la mouvance symboliste ; puis il se fait jouer par Antoine, le fondateur du Théâtre Libre (celui qui osa mettre une pièce de bœuf saignante sur la scène) ; mais, quelques années après, il n’est pas peu fier d’appartenir à l’Académie Goncourt, fief du roman réaliste, ce qui lui procure, il est vrai, une rente régulière dont il a bien besoin ; et aux yeux de tous ses contemporains, il passe pour un homme d’esprit, l’un de ces créateurs de l’humour 1900, avec Tristan Bernard, Alphonse Allais, Alfred Capus, Georges Courteline, etc., en raison de son amitié pour le premier et de sa collaboration au Gil Blas, à La Revue Blanche et à son supplément exceptionnel, Le Chasseur de chevelures, ou encore au supplément littéraire de L’Écho de Paris, autant de journaux qui avaient le mérite de publier de courtes historiettes, et de payer convenablement. Ce qui assure à Jules Renard une totale indépendance et lui permet de suivre la voie toute personnelle qu’il s’est tracée dès le début : « Moi, je ne tiens pas de théories dans ma boutique. » Ces propos sont rapportés en 1891 par Byvanck dans, Un Hollandais à Paris en 1891, qui note sous sa dictée : « J’écris ce que je sens en écrivant. Cela ne réussit presque jamais au premier abord ; je passe des journées à ma table de travail sans avancer d’une ligne ; enfin, après cette période d’incubation, vient un moment où ma nouvelle s’achève en un clin d’œil2 . » Remarquable confidence sur l’art et la manière de composer ! À juste titre, Jean Paulhan peut conclure : « On dirait qu’il est parvenu au point d’où l’on peut descendre aussi bien dans le réalisme que dans le symbolisme ou l’humour3 . » Mais la force de Jules Renard est de s’être maintenu à cette hauteur, sans jamais tomber dans l’une de ces tendances exclusives qui font le bonheur de la critique et le malheur de la littérature. Le second paradoxe, que Sartre soulève sans donner la moindre explication, est qu’un tel écrivain limité par son milieu, par sa famille, par son ambition, témoigne de la crise littéraire à la fin de l’avant dernier siècle et dégage les voies d’une nouvelle écriture. Comment peut-on refléter les contradictions de son époque et plaider pour l’avenir lorsqu’on est ainsi ligoté ? Au vrai, Sartre s’est pris au piège de prétendues confidences qui n’avancent aucune proposition qu’elles ne puissent contredire quelques lignes plus loin. À son excellent ami Marcel Schwob, Jules Renard écrit, à propos de Poil de Carotte dont le recueil vient de paraître chez Flammarion : « Mais mon ennui — ajouté à d’autres —, vient de ce que je suis incapable de me renouveler. Je suis né noué, et rien ne tranchera le nœud » (Journal, 10 septembre 1894). Le comble est qu’on l’a pris au mot, sans contre-expertise, sans même songer à mesurer la quantité et la qualité de son œuvre. Vingt-deux recueils en moins de vingt ans de production, vingt-cinq volumes dans l’édition des Œuvres complètes chez Bernouard, près de deux mille pages dans la collection de la Pléiade, sans parler du Journal, de la Correspondance et des Chroniques : c’est beaucoup pour un écrivain constipé que, sans craindre d’être contredite, sa mère appelait « le chieur d’encre4 ». Deuxième malentendu : on confond constamment Jules Renard et Poil de Carotte. Le créateur et sa créature. Sous prétexte qu’ils se ressembleraient, qu’ils auraient vécu dans le même milieu, qu’ils auraient eu la même famille. Mais quelle idée se fait-on de la littérature ! Croit-on qu’elle puisse être une simple photographie du réel, que le choix du point de vue, du ton, des images, des propos rapportés n’est pas, en soi, une création originale, quelque épithète qu’on 1 Jean-Paul Sartre, « L’Homme ligoté », Situations I, Gallimard, 1947 (Notes sur le Journal de Jules Renard, article paru en 1945). 2 W.G.G. Byvanck, Un hollandais à Paris en 1891, Sensations de littérature et d’art, Paris, Librairie acaédémique Périn, 1892, p. 171. 3 Jean Paulhan, Œuvres complètes, « Sade et autres primitifs », Cercle du livre précieux, 1966, p. 129. 4 Cité par Maurice Toesca, Jules Renard, Albin Michel, 1978. lui accole ? Faudra-t-il toujours que la critique soit la victime de l’illusion référentielle et que la moindre indication de lieu ou de temps fasse croire à l’identité avec le vécu ? Certes, la littérature s’enracine dans la vie. Mais je puis dire, tout aussi exactement, que la vie se nourrit de la littérature. Renard l’a bien observé, qui écrit dans son Journal (22 février 1894), en même temps qu’il compose son recueil : « Je peux dire que, grâce à Poil de Carotte, j’aurai doublé ma vie. » Parodiant Antonin Artaud, nous pourrions en conclure que l’écriture double la vie, comme la vie double l’écriture, indissolublement. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille les confondre. Que ne gloserait-on si l’écrivain portait son veston à l’envers, la doublure à l’extérieur ! La confusion s’est établie dès la première apparition de Poil de Carotte (le personnage) dans les historiettes de Sourires pinces. De cela encore, Jules Renard est en grande partie responsable. Mais la critique n’avait pas à lui emboîter le pas. Byvanck, qui publie l’un des premiers témoignages authentiques sur le jeune écrivain, résume les mésaventures du petit garçon aux cheveux roux et, prêtant la parole à son créateur, poursuit : « L’histoire de César vous intéresse davantage ? Je le pense, si vous croyez utile de vous enthousiasmer pour des idées qui sont audessus de votre compréhension, ou plutôt, dont vous ne saurez contrôler l’exactitude. Pour moi, au contraire, ces expériences comptent seules qui m’ont mis à même de découvrir ce que je vaux en réalité. Notez bien, je ne nie point qu’on ne puisse évoquer dans mon imagination des sensations délicieuses et de belles images, en me donnant le contact vague et momentané d’idées qui traversent ma conscience comme les aérolithes sillonnent notre système planétaire : mais je maintiens que tout cela n’a guère de rapport sérieux avec la véritable nature de mon caractère. Je creuse plus profondément. Qui donc jugerait de la valeur d’un terrain sans avoir pénétré jusqu’à l’argile rouge et dure du soussol ? La terre fine et friable qui le recouvre peut produire des plantes charmantes, mais elle n’est pas le terrain ; du moins elle ne l’est point aux yeux du paysan et du connaisseur.5 » Tout Jules Renard est là, avec son faux air de paysan et son véritable souci de dire le vrai, de se connaitre pour ce qu’iï vaut exactement, de puiser en lui-même la matière de ses livres, de dire ses propres sentiments, de ne rien inventer et de tout passer par l’étamine de sa sensibilité. N’était-ce pas, déjà, le propos de Montaigne en ses Essais ? De même, Alfred Vallette, dans le Mercure de France (décembre 1890) invite la critique future à rechercher dans Poil de Carotte les éléments qui expliqueront le mieux, à l’avenir « le curieux [bizarre] esprit qui le créa ». Et dès la publication du recueil suivant, entièrement consacré à Poil de Carotte, c’est Maurice Pottecher qui affirme : « Poil de Carotte n’est pas un pantin dont les gestes burlesques nous amusent ; une humanité intense vit dans ce petit héros. L’auteur n’a pas pu l’imaginer, si la vie d’abord ne le lui avait fait voir. » Si d’honorables étrangers, des compagnons du Mercure, des intimes, établissent une équation entre Poil de Carotte et Jules Renard, comment ne pas les croire ? Certes, l’écrivain parle d’expérience. De sa propre expérience. Tout l’affirme : la ressemblance des lieux, de la famille (cependant, on n’a pas relevé toutes les différences, qui font de l’oncle marié et père de deux enfants, un parrain célibataire, etc.), de Jules Renard lui-même. La maison est à Chitry, non pas là où il est né, mais où remontent ses plus anciens souvenirs. Une demeure où il a passé le plus clair de son enfance, avant d’aller en pension à Nevers, et qu’il affectionnait assez pour y faire des travaux et vouloir l’habiter à la mort de ses parents. D’ailleurs, les habitants de cette petite commune, dont il est devenu le maire, après son père, ne s’y sont pas trompés, en l’appelant Poil de Carotte et en disant que, pour se venger d’elle, il avait dépeint sa mère dans ses œuvres, une femme qui n’était pas aussi méchante qu’il la représentait. Mme Lepic est bien sa mère, avec ses yeux terribles, l’oreille aiguë qui entend tout, son bavardage incessant avec les voisins, ses récriminations, sa méchanceté, sa curiosité, sa bigoterie. Le père, qui s’enferme dans le silence, efface toute marque de tendresse de peur de se laisser prendre au sentiment, chasse et pêche pour éviter de se trouver face à sa femme, qu’il a cessé d’aimer avant la naissance de Poil de Carotte. C’est le portrait craché de M. Lepic. Comme Jules Renard, Poil de Carotte a un frère aîné, Félix, un paresseux qui fait étalage de sa supériorité, et une sœur, Ernestine, la préférée de sa mère, qui ne tarde pas à se marier. À la différence de noms près, c’est la même cellule familiale, dans le même cadre rural. Faisant les honneurs de sa maison au comédien Lucien Guitry, Jules Renard lui montre le « toiton » où Poil de Carotte se réfugiait, le champ de luzerne que grand frère Félix lui faisait brouter. Comme il ressemble à Poil de Carotte ce Jules Renard que les contemporains décrivent le poil roux jusqu’à la barbichette, le front bosselé, les oreilles pointues, un véritable renard au poil fauve, ainsi que le suggère son patronyme ! De là à faire de Poil de Carotte, des Cloportes, de La Bigote, de L’Écornifleur et de toutes les œuvres où paraît l’un de ces personnages un récit autobiographique, il n’y a qu’un pas, que la critique littéraire, avide de clés, confondant son métier avec la serrurerie, n’hésite pas à franchir. Elle y est encouragée, il faut le dire à sa décharge, par l’auteur lui-même, écrivant à son père, le 25 octobre 1894, qu’il lui enverrait bien l’ouvrage Poil de Carotte, mais qu’il hésite, ne tenant pas à ce qu’il soit lu par d’autres, c’est-à-dire par sa mère, en particulier. De même à sa sœur Amélie, à qui il témoigne une tendre complicité, il confie : « Voilà un livre dont on peut dire que ce n’est pas un cadeau à faire à sa famille. Papa, que j’avais averti en ce sens, ne s’est pas soucié de le recevoir. Je te préviens comme lui, bien que tu y sois moins intéressée. Si mes joujoux de style doivent te chagriner, je préfère qu’au moins tu ne les aies pas de ma main. » (5 décembre 1894). La cause est jugée en 5 Byvanck, op. cit., p. 165. 1925, lorsque paraît le Journal de Jules Renard, où sa mère est systématiquement désignée par le nom de Mme Lepic, son père étant, un peu moins souvent, M. Lepic, et lui-même très fréquemment Poil de Carotte, lorsqu’il évoque son enfance. Mais le problème est qu’on s’est rarement interrogé sur le statut ambigu du Journal en général, de celui-ci en particulier. Carnet intime, qui n’est pas nécessairement destiné à la publication, il sert à consigner des idées saisies au vol, à ébaucher quelque esquisse de phrase, de pensée, de portrait, de scène ou même de drame. C’est l’espace privilégié de l’essai, de la mise à l’épreuve. En un temps où l’écrivain n’a pas encore l’usage de la machine à écrire, c’est le lieu où l’on consigne la minute, voire la copie des lettres de quelque importance, expédiées ou reçues. Puis on y recueille les propos entendus, les bons mots à placer dans le monde. C’est aussi le confident secret, la page qui reçoit les pensées les plus osées, celles qu’on n’osera jamais avouer à personne, et qu’on ne publiera sans doute pas. Ainsi ce « Poil de Carotte secret » (18 octobre 1896) qui enregistre à la suite, et sans aucune distinction typographique, l’ambition de l’écrivain, le souvenir de jeux érotiques enfantins et, sous forme de cauchemar, un rêve incestueux. Tout cela pêle-mêle et sur le même plan, si bien que les plus avertis s’y perdent. D’autant plus qu’on ne sait pas ce qui, de ce Journal, a pu être éliminé et jeté au feu par la bonne Marinette, la veuve de Jules Renard, pour des raisons de convenance, pour ne pas heurter les amis. Constamment, la confusion règne entre la mère de l’écrivain, qu’il désigne sous le nom de Mme Lepic, et l’héroïne. La preuve : la note qu’il ajoute, quinze ans après, à la relecture des « Paroles de belle-mère » consignées en mars 1889 : « C’est cette attitude avec ma femme qui m’a poussé à écrire Poil de Carotte. » Sans doute, mais le personnage de Mme Lérin, dans Les Cloportes, a déjà toute la méchanceté de Mme Lepic ! La vérité, Renard l’a d’ailleurs pressentie dans son Journal, est que, comme le Père Ubu pour Jarry, à la même époque, une fois le personnage de Poil de Carotte créé, et surtout porté à la scène, il ne pourra plus s’en débarrasser. Il lui faudra consacrer tout un cycle à Poil de Carotte, de la naissance à la mort, sans oublier ses amours. Ses propres enfants l’appelleront Poil de Carotte, lui-même signera certains billets de ce surnom familier, et, dans son Journal, il finira par accepter la substitution. Bien entendu, l’affreux petit bonhomme prendra sa place, lui survivra, comme il sied dans toute littérature. L’opération était d’autant plus inéluctable que Poil de Carotte n’étant jamais dépeint directement, il pouvait aisément laisser place au mythe, je veux dire aux extrapolations du lecteur, au jeu facile des portraits. Revenons, un instant, sur le processus d’élaboration de ce nouveau type littéraire, objet d’une permanente réécriture. Poil de Carotte n’apparaît pas dans Les Cloportes (le titre contient presque tous les graphèmes de son nom), mais bien le cadre, les situations, les personnages qui constitueront la famille Lepic. Reprenant certaines pages, Renard n’a aucune peine à y introduire Poil de Carotte, comme observateur ou comme acteur, tout en condensant le récit et en l’animant par de brefs dialogues, des notations .aiguës et même ce qu’on pourrait nommer de rapides coups de théâtre. Il est vrai que Les Cloportes étant une œuvre inédite de son vivant, Jules Renard pouvait, à bon droit, y puiser tout à loisir. De fait, Poil de Carotte se manifeste pour la première fois au public en octobre 1890, dans le recueil Sourires pinces, qui contient, sous le titre « Pointes sèches », neuf récits consacrés à l’enfant, la plupart parus la même année, souvent à plusieurs reprises, en revue. Ce sont : « Les Poules », « Les Perdrix », « Le Cauchemar », « Sauf votre respect », « Les Lapins », « La Pioche », « La Trompette », « Aller et retour », « Coup de théâtre », à quoi il faut ajouter « Les Joues rouges », hors cadre. C’est dire que les traits essentiels du personnage y étaient déjà gravés, à tel point que les premiers lecteurs, à commencer par Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France, n’ont pas manqué de le distinguer, et de demander des détails, des compléments. Renard les a fournis, sous forme de nouvelles, dans le Mercure de France, Le Journal, L’Écho de Paris, La Revue Blanche, etc. Il a réuni le tout, avec quelques inédits, pour la première édition de Poil de Carotte, chez Flammarion, en octobre 1894. Mais l’ouvrage aurait dû paraître deux ans plus tôt chez le même éditeur ; délai que l’auteur a mis à profit pour corriger, alléger,

améliorer l’expression des quarante-quatre récits qu’il met en ordre. Il ne s’en tient pas là. Pour une nouvelle édition illustrée par Félix Vallotton, toujours chez Flammarion, en 1902, il intègre cinq textes : « Le Pot », « La Mie de pain », « La Mèche », les « Lettres choisies », « Les Idées personnelles », précédemment publiés dans L’Écho de Paris et La Revue encyclopédique en 1895 et 1896. On voit combien la commande sociale s’impose à l’auteur ! Et toujours il polit son texte, l’ajuste au mieux, pour parvenir à la perfection désirée, telle qu’il l’entend lui-même et qui ne relève d’aucune prescription. Deux exemples, pour faire bref. Sur le manuscrit, le récit « Les Poules » s’achève ainsi : « Pour ta récompense, tu iras les fermer tous les soirs. Tu les as bien accrochés au moins ? -- Oh oui, maman. -- À la bonne heure, voilà un garçon. » À comparer à la chute finalement retenue : « Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs. » Dans Sourires pinces, on pouvait lire ce passage des « Perdrix » : « Le fait est qu’il est quintessencié », dit Mme Lepic, souvent portée sur le bien-parler. Là, l’édition définitive note plus durement : « Le fait est qu’il raffine », dit Mme Lepic. Ainsi formé de récits assemblés de manière aléatoire (Jules Renard observe, dans son Journal, que le livre est mal composé, parce qu’il ne lui « est venu que par bouffées »), le recueil répond, néanmoins, à une certaine unité de préoccupation, comme lorsqu’on classe les photos d’un album ancien, les instantanés pris à divers moments de l’existence. Tantôt les frayeurs de l’enfant justifient le groupement, tantôt les épisodes où il est la victime de sa famille, tantôt les cas où il est le fauteur de troubles, tantôt les instants où il jouit de la solitude, tantôt ceux où il s’ébat dans la campagne et découvre les plaisirs du corps. Quel que soit le principe adopté, d’alternance ou d’opposition, on observe que tout s’organise en fonction des deux chapitres conclusifs. « La Révolte » et « Le Mot de la fin », au cours desquels Poil de Carotte affirme son autonomie, sa relative maîtrise de soi et du monde. Après quoi il ne lui reste plus qu’à compulser son album, comme ferait l’adulte se retournant sur son passé : les pages qu’on achève de lire. Mais Jules Renard n’en est pas débarrassé pour autant de sa créature. Non seulement parce qu’elle revient constamment sous sa plume, dans les notes de son Journal, mais encore parce qu’il lui faut bien gagner sa vie et satisfaire un public dont le goût s’est nettement déclaré. Or, où peut-on, en cette fin de siècle, rassembler le plus rapidement l’argent dont on a besoin, et s’assurer une certaine notoriété, si ce n’est au théâtre ? En dépit de ses comédies en un acte : Le Plaisir de rompre et Le Pain de ménage, l’ami de Tristan Bernard et d’Edmond Rostand ne se reconnaît pas une vocation particulière pour le genre dramatique. Cependant, il sait, par ces amis justement, tout ce qu’apporté un bon succès de théâtre. Il se met donc au travail et, comme il l’explique dans sa « Causerie » sur Poil de Carotte, il concentre à nouveau, fixe le drame dans le cadre strict, mais combien efficace, des trois unités classiques, et propose son texte à Antoine. Jusqu’aux ultimes répétitions, il retaille le dialogue, élimine encore, précise un trait. Il se mêle du jeu de ses interprètes, se querelle avec Suzanne Desprès qui incarne Poil de Carotte, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le ton exact qu’il entend lui donner. C’est alors qu’Antoine, en véritable bête de théâtre qu’il est, a cette trouvaille magnifique d’aller fermer les volets, de dos, pour ne pas affronter le regard de Mme Lepic. Le succès est assuré. Croit-on que l’auteur s’en tiendra là ? Il est envahi par celui dont il pensait s’être délivré par deux fois. Une nouvelle édition du recueil, illustrée pour Calmann-Lévy par Poulbot, le célèbre dessinateur des gamins de Montmartre, contribue encore plus à la célébrité du personnage. Et toujours Jules Renard accumule, dans son journal intime, des détails qu’il aurait dû glisser ça et là, des propos qu’il s’est refusé à mettre en œuvre, jusqu’au moment où, gravement atteint par l’artériosclérose, il interrompt son Journal sur un dernier nom, Poil de Carotte, avec lequel, vaincu, il se confond. Le troisième malentendu porte sur la nature du recueil intitulé Poil de Carotte. Dès la publication, Tristan Bernard y voit la matière de devoirs qu’on donnera dans les lycées. Les instituteurs y choisissent des passages pour la sacro-sainte dictée du lundi matin, à l’exception de l’épisode « Les joues rouges » décidément trop scandaleux. Les parents offrent le livre à leur progéniture, en oubliant de le lire, n’y voyant pas toute la révolte qu’il contient à l’égard de certaines familles. Et le voilà en tête des ouvrages pour la jeunesse, alors que c’est un livre d’adulte, écrit pour des adultes ou, tout au plus, des adolescents. Ce qui ne signifie pas que des enfants ne puissent lire ce livre d’émotion douloureuse, comme ils dérobent, dans la bibliothèque familiale, tout ouvrage interdit ou déconseillé, mais, plus simplement, qu’il ne leur est pas destiné en priorité (en dépit de la dédicace de Jules Renard à ses jeunes enfants, placée là en guise de talisman, pour se prouver qu’il est un bon père). Plus précisément, ce livre ne possède aucun des traits caractérisant la littérature pour la jeunesse. Il ne donne pas le goût du Vrai, du Bien ni du Beau ; il ne tient aucun discours édifiant ni moralisateur ; il n’enseigne rien, ni la ferveur, ni la tendresse, ni le bonheur. Pire, il n’esquisse même pas une fin heureuse, une réconciliation possible des parents, serait-ce sur le dos de leur petit garçon. Celui-ci n’a d’ailleurs rien d’un héros exemplaire, témoignant son courage, sa volonté, sa confiance en lui-même et en son avenir, capable de surmonter l’adversité. À cet égard, ce serait plutôt un héros négatif, un anti-modèle, au même titre que la famille Lepic est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, à une époque où l’on sacralise la cellule familiale et où l’on découvre jusqu’à l’obsession le souci de la propreté. Et Jules Renard ne se croit pas tenu de parler, avec l’autorité d’un père, de l’éducation, de l’hygiène, de la morale laïque. Ce dont il ne se privera pas lorsque, devenu conseiller cantonal, puis maire, il aura le privilège de prononcer les discours de distribution des prix, « les chefs-d’œuvre de la langue française » selon Isidore Ducasse. Pour l’heure, Jules Renard ne s’en prend pas aux ouvrages pour la jeunesse ; il se contente de détruire l’image de l’enfant angélique que la littérature de son temps continue de prodiguer. Il en montre la saleté, les vices et les complexes. En effet, si l’on excepte les réflexions pédagogiques de Rabelais, Montaigne et Fénelon, on observe une soudaine promotion de l’enfance dans la littérature française de la fin du XIXe siècle. Tout se passe comme si les transformations de la société et surtout de la famille bourgeoise, l’extension de la scolarité obligatoire, plaçaient l’enfant au centre de l’intérêt. « Lorsque l’enfant paraît, déclamait avec évidence Victor Hugo, le cercle de famille s’agrandit. » À l’exemple de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et George Sand, il n’est pas un littérateur de métier qui ne commette un ouvrage dont l’enfant est le héros. Non seulement parce que les éditeurs, Hachette, Hetzel, Flammarion, Calmann-Lévy, le leur réclament, mais parce qu’ils se croient tenus de prodiguer leurs conseils et leurs leçons de morale. C’est tantôt l’effusion lyrique de Gustave Droz ou de Francis Jammes, peignant l’enfant à la manière de Mme Vigée-Lebrun, aux couleurs délicieuses comme des fleurs de salon. Ou bien l’effusion larmoyante de Victor de Laprade, soucieux de patriotisme, disposé à former des générations pour la revanche, qui récupéreront l’Alsace et la Lorraine. C’est encore, dans la même veine, Lichtenberger qui, sous les couleurs de l’enfant, exprime le colonialisme, l’antisémitisme, la pudibonderie de la France bourgeoise. Tout aussi célèbre, Gyp, de son vrai nom Sibylle de Riquetti de Mirabeau, comtesse de Martel, fait tenir au Petit Bob des propos du même tonneau, mettant en valeur les prétendus « mots d’enfants », que Paul et Victor Margueritte, moins outrancièrement réactionnaires, se plaisent à consigner, dans des récits agréables et faussement naïfs. Nombreux sont aussi ceux qui, à l’instar d’Anatole France ou de Pierre Loti, jettent un regard rétrospectif ému sur leur enfance choyée, l’un parmi les livres, l’autre au centre d’un univers féminin. Certes, de tels récits ne manquent pas de qualités sensibles, mais l’enfant y est toujours vu comme une sainte image, à travers un regard embué par le temps écoulé. Comme tous les jeunes lecteurs, le petit Jules Renard s’est ému à la lecture de Sans famille d’Hector Malot, de la mort de la petite fille dans L’Enfant de Jules Vallès, des tourments de Jack contés par Alphonse Daudet ; mais, à l’âge adulte, sûr désormais de sa vocation d’écrivain, tous ces récits lui paraissent trop forcés, représentatifs d’une littérature fausse parce que située hors de la vie. Il ne nie pas le problème social que soulèvent, le plus généralement, de tels romans, lui qui sera l’un des premiers à signer dans L’Humanité de Jaurès, mais il estime que la question est ailleurs : c’est la nature même de l’enfant qui est en cause, non son appartenance à telle ou telle classe sociale. Pour illustrer une thèse, pour condamner une institution scolaire conçue sur le modèle de l’armée, pour émouvoir le lecteur, on montre un enfant partiel, amputé, une caricature, une marionnette, un être de papier. Pour lui, l’enfant est bien plus complexe, avec ses qualités et ses défauts, ses vices et ses vertus, comme tout homme, mais à un âge différent, avec une sensibilité, une expérience qui ne lui permettent pas de relativiser le monde tel qu’il est, encore moins de s’en satisfaire. C’est pourquoi, malgré l’admiration qu’il voue à certains devanciers, à cause d’eux et contre eux, il y a place, dans la littérature, pour un autre type d’enfant. Certes, quelques pages de Victor Hugo, de Vallès ou de Daudet lui serviront d’incitation à l’écriture, soit qu’il s’inscrive en faux contre ce qu’il vient de relire, soit qu’il prolonge le motif, sur le mode personnel. À tout prendre, Poil de Carotte n’a rien de malheureux. Il vit au sein d’une famille aisée, il n’est pas plus bête qu’un autre et remporte même certains succès à l’école ; sa mère dit de lui qu’il deviendra « un gars huppé ». Ses camarades ne se moquent pas spécialement de la couleur de ses cheveux ni des taches de son au visage. Mais le malheur est en lui, dans sa manière de ressentir les événements, d’interpréter les gestes dont il est (ou n’est pas) l’objet. Jules Renard ne dissimule pas ses défauts : il a peur de tout, des éléments, des autres, de lui-même (voir « Les Poules », « C’est le chien », « Le Pot », « Le Bain »). Il est malpropre, toujours les mains sales et les pieds noirs de crasse, et s’il y a une tache, elle est pour lui. Pis, il est cruel avec les animaux (voir « Les Perdrix », « La Taupe », « Le Chat »), comme avec la vieille Honorine qu’il contribue à faire chasser ; l’hiver, il met des pierres dans les boules de neige qu’il jette sur ses compagnons, les visant à la tête, parce que c’est plus court ! Il est voleur, dissimulateur (voir « La Pièce d’argent »), superstitieux (voir « En Chasse ») et surtout jaloux (voir « Les Joues rouges », chapitre indispensable à l’économie du récit). Une dizaine d’années plus tard, Sigmund Freud fera paraître, à Vienne, Trois Essais sur la théorie de la sexualité, dont le chapitre central est consacré à la sexualité infantile. Il aurait pu s’appuyer intégralement sur le personnage de Poil de Carotte pour illustrer ses thèses, particulièrement sur la question de l’angoisse infantile. D’après lui, l’enfant est un « pervers polymorphe », ce qui veut dire très exactement, si l’on se refuse à caricaturer ses propos, que l’enfant, avant la puberté, ne connaît pas encore l’objet de son désir et qu’à travers les trois phases de son développement (orale, anale, génitale), il éprouve, tour à tour, des satisfactions qui, mal intégrées, deviendront des perversions chez l’adulte. Or le jeune rouquin éprouve un plaisir certain à racler avec ses dents « ce que sa famille a laissé » sur l’écorce des melons et, par un geste plus compliqué à saisir, il se prive d’eau (voir « La Timbale »), de beurre ou de confiture, préférant manger son pain sec au goûter. Vantardise, entêtement ? J’y verrais plutôt une forme minimale de l’anorexie, un moyen de s’interdire un plaisir survalorisé, et, par là même, de mettre en cause son entourage. On ne peut être plus clair que Jules Renard, lorsqu’il évoque le plaisir anal de son héros, « heureux d’un bonheur absolu » lorsque, après s’être longuement retenu, il défèque dans la cheminée de sa chambre (voir « Le Pot »). Si ce dernier s’oublie au lit (voir « Sauf votre respect »), n’est-ce pas, là encore, pour exprimer, inconsciemment, un manque, plutôt que par manque d’éducation ? Plus tard, son désir sexuel, encore indifférencié, se tournera, en dépit de ses dénégations, aussi bien vers le pion qu’il accuse de « faire des choses » avec le petit Marseau, que vers Mathilde qu’il entreprend de toucher où il voudra (voir « Le Coffre-fort », au titre trop symboliquement significatif, associant l’argent et la virginité !). De fait, Poil de Carotte — je veux dire le personnage, et non son créateur, dont les aventures psychologiques importent moins — exprime une énorme demande affective, que nul, dans sa famille, n’est en mesure de satisfaire. D’abord parce qu’il « manifeste de travers » (voir « Aller et retour »), étant toujours à contretemps, ne trouvant jamais le geste ni le mot approprié aux circonstances, en dépit de sa vive intelligence et de sa présence d’esprit. Ensuite parce qu’il s’est convaincu, une fois pour toutes, que personne ne l’aimera jamais, lui ! Si, à la dernière phrase du texte, il excepte sa mère, ce n’est point par précaution oratoire. Avec elle, il constitue le couple exemplaire de la relation sadomasochiste. Point de plaisir sans souffrance, et réciproquement. Tel est l’enfer humain, que Poil de Carotte expérimente à ses dépens. Apparemment, tout indique qu’il déteste sa mère. Il n’aime pas, comme n’importe quel petit enfant, coucher dans le lit maternel, où il n’est l’objet d’aucun geste affectueux. Mais, en vérité, la mère et le fils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Ils sont toujours à s’épier, à se chercher, littéralement, des poux. Mme Lepic réserve au seul Poil de Carotte le soin d’achever les perdrix : « en dedans, tu savoures ta joie », lui déclare-t-elle (l’édition initiale portait « tu jouis »), sans même dissimuler celle qu’elle éprouve par procuration. Renard l’indique explicitement : c’est elle qui impose ses goûts et ses dégoûts à l’enfant, lequel, finalement, mange comme elle, se calque sur elle. Entre eux, la connivence est totale, y compris dans les moments les plus douloureux, à tel point que le lecteur se demande si elle n’oublie pas de lui mettre sa timbale pour lui faire plaisir et si, inversement, il ne retire pas la marmite de la vieille Honorine pour accomplir le désir de Mme Lepic. La mauvaise mère expose les défauts de son fils à tout le village, mais elle ne laissera à personne d’autre le soin de le châtier : elle ne supporte pas qu’une autre le touche (voir « L’Album de Poil de Carotte ») et lui-même n’accepte pas qu’on le plaigne. De tout cela, l’auteur a donné une explication (voir « Coup de théâtre ») qu’il a rendue encore plus claire dans la version théâtrale : Poil de Carotte est la victime du conflit entre ses parents, qui ont cessé de s’aimer dès avant sa naissance. Ceci pour les amateurs de solutions psychologiques faciles. Car l’œuvre est bien plus riche et complexe que Renard ne le dit, puisqu’elle nous conte, à travers une suite d’instantanés, la construction d’une personnalité. On l’a déjà observé, Poil de Carotte n’a pas d’âge. Mais il évolue au cours du recueil, il entre au lycée, sa sœur se marie... De la même façon, il fait l’apprentissage de la vie. Celle-ci lui est bien souvent insupportable. À plusieurs reprises, il se réfugie dans son « toiton », symbole de son isolement, reconstitution factice du bonheur intra-utérin. Attitude qu’il reproduit lorsqu’il se coule dans l’eau de la rivière « afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient » (voir « Le Bain »). Quand la souffrance intérieure devient intolérable, il tente le grand saut dans la mort, ce qu’il avouera à son père, sur la scène. Son triomphe, il l’assure lorsqu’il parvient à s’opposer à sa mère, à se détacher d’elle en lui refusant tous ses caprices, en s’opposant à ses volontés (voir « La Révolte »). Dès lors, nous savons que Poil de Carotte a acquis son indépendance, qu’il saura s’assumer dans l’existence. Mais peut-être l’animal sauvage, instinctif, y a-t-il perdu de son originalité : il n’intéresse plus la littérature. Cette conquête fragile, instable, de l’adolescence, Jules Renard a su en rendre compte de manière subtile, sans trop forcer le trait au charbon. Car Poil de Carotte connaît des moments heureux, même s’il a du mal à en convenir et s’il rabroue, maladroitement, ceux qui lui veulent du bien : son père, son parrain. À la chasse avec son père, à la pêche, dans la luzerne, au bain, il connaît le plaisir de vivre libre dans la nature. Ou bien il rêvasse dans son toiton et « songe creux » devant la tempête de feuilles. Sensible, il s’affecte que son père ne l’embrasse pas, mais se rassure lorsqu’il comprend que sa mauvaise habitude de mettre son porte-plume à l’oreille écarte le geste familier (voir « Le Porte-plume »). Les contemporains ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : ils ont perçu, d’emblée, la complexité du type que Jules Renard venait de créer, l’ambivalence de ses sentiments. « Poil de Carotte est un enfant ni bon ni mauvais, prêt aux défauts comme aux qualités, suivant la culture et la température, que des parents insupportables blessent et maltraitent moralement chaque jour, chaque heure, chaque minute. Nous voyons la sensibilité du petit bonhomme se dessécher, se recroqueviller peu à peu. La voix aigre de sa mère passe en lui, la veulerie de son père l’accable, les tiraillements intéressés de son frère et de sa sœur disloquent en lui la bonté. Il devient cruel, pervers dans la profondeur, dans ces régions de l’âme qui n’agissent pas, mais stagnent. Rien, d’ailleurs, ne le violente et personne ne le brutalise ; mais chaque circonstance est l’occasion d’une piqûre à son amour-propre, d’une bourrade à son illusion. Ainsi se fait peu à peu sous nos yeux l’embryologie d’un égoïste et nous avons, sur un court espace, un résumé des misères humaines, car les cris et les saccades causent moins sûrement la mort sentimentale qu’une lente infiltration des déboires », note Léon Daudet (La Nouvelle Revue, 15 décembre 1894). On peut discuter le pessimisme final qui se dégage de cet important article, comme de celui publié le même jour par Lucien Muhlfeld dans La Revue Blanche : « On nous conte ses petits malheurs, et une tristesse en sort d’autant plus vive que Poil de Carotte est plus philosophe, d’une résignation précoce qui désole. Le mal n’est pas d’avoir les oreilles tirées, c’est, tout jeune, de n’apprendre pas l’art d’espérer qui est tout l’art de vivre. » Une chose est certaine, nul ne s’est borné à y voir une œuvre comique : « Poil de Carotte, âme pleine de contrastes, naïf et réfléchi, poltron et révolté, raffiné et grossier [...] existe, à côté de Pierrot, à côté de Gavroche, créatures immortelles — et ne leur doit rien », observe Maurice Pottecher (La République française, 1er janvier 1895). Et Paul Hervieu de conclure sur l’originalité de l’auteur : « II a découvert et dépeint le secret d’un dosage unique entre le tragique et le comique de la vie. Il procure de la douleur hilare et de la gaieté morne » (Le Journal, 1er avril 1895). On l’aura compris : si Poil de Carotte est « une tournure d’esprit », comme l’indique Jules Renard, cet esprit est fort éloigné de l’humour, au sens courant du terme, avec ce qu’il implique de comique. Ceci pour deux raisons au moins : aucun des protagonistes du recueil ne se dégage assez de la situation dans laquelle il est impliqué pour la dominer, la convertir en occasion de plaisir ; l’auteur se garde de commenter ce qu’il énonce. N’en faisons pas un ouvrage ennuyeux pour autant. Un retournement de situation, une chute bien ménagée, une notation originale et poétique (« On dirait un chaume qui dégèle »), la transformation d’une locution courante (« blanc de bec », « montrer pied blanc »), la remarque piquante d’un personnage, soutiennent constamment l’attention du lecteur et sollicitent sa coopération. Mais l’essentiel n’est pas là, dans ce qu’il est convenu d’appeler, communément, « le style de Jules Renard ». L’important est dans le regard que l’auteur porte sur son héros, ni trop haut, ni trop bas. Il en parle à la troisième personne, mais il colle à lui, comme s’il voyait l’univers à travers ses yeux. Surtout, il se coule dans sa pensée, à tel point qu’on croirait entendre son monologue intérieur. C’est par là que Jules Renard a fait œuvre de poète, en adoptant tout naturellement les mouvements complexes de l’affectivité juvénile. Si, comme l’affirme Baudelaire, « le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté » (Le Peintre de la vie moderne, 1885), il n’est pas exagéré, dans ce cas, de le considérer comme un génie.

 

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