Jean-Pierre Vernant : Bulletin de la Société Scientifique de Clamecy « aspect de la personne chez Jules Renard » 1987

Publié le par LAURENCE NOYER

« Qui fut cet homme nommé Jules Renard ? Comment l’identifier ? En scrutant les divers visages que, de sa naissance à sa mort présente sa biographie ? Mais comment repérer, dans la trame de son existence, le fil qui unit le petit Poil de Carotte de son enfance, isolé dans la haine de sa mère, au jeune homme de lettres parisien, courant théâtres, salons, cénacles, pour y forger la gloire tout en restant fidèle à sa mission d’écrivain, à sa conception presque ascétique du métier des lettres, et, à l’âge mûr enfin, au père de famille revenu, comblé d’honneurs, vivre et mourir au pays natal comme maire de sa commune. Peut-être est-ce dans ses œuvres, récits, romans, drames, qu’il faut chercher le vrai Renard ? lui-même nous y invite quand il écrit : « j’ai mis trop de ma personne dans mes livres ». Le rapport cependant de l’auteur à ses ouvrages n’est ni simple ni univoque. L’écrit  n’est pas pour l’écrivain un miroir où il se reflète mais un dur travail où sans cesse il se cherche et se perd : en écrivant, il se fabrique, se « rectifie » comme le dit Renard, et aussi bien, à force de se mettre dans ses livres, il se retrouve vidé, sans plus savoir qui il est ni où il se tient, « rongé comme un os », constate encore Renard. En observant les autres, sur le vif, autour de lui, l’écrivain prélève des morceaux d’humanité pour en nourrir personnages et récits. Ses choix ne sont pas opérés au hasard : ils sont d’emblée littéraires, orientés vers l’écrit qu’ils préparent, parqués par le style de l’écrivain, sa « manière », comme la figure tracée par la main du peintre traduit sa vision plastique. Entre ce qu’un auteur projette de lui-même dans les personnages auxquels il prête vie et ce qu’à travers l’expérimentation littéraire il emprunte à autrui pour l’intégrer à sa propre existence, la frontière est aussi floue qu’entre le fictif et le réel dans un récit ou un roman. Dans ses livres comme dans sa vie, le vrai Renard est introuvable. Reste le Journal intime. N’est-il pas le lieu secret où chacun, jour après jour, peut consigner ce qu’il est seul à savoir de lui-même parce que, loin des feux de la rampe, il n’a plus à jouer son personnage mais à témoigner sans complaisance de ce qu’il est ? « Avec ma lanterne, confie Renard dans son Journal, j’ai trouvé un homme : moi. Je le regarde ». Cet homme que Renard a trouvé et qu’il appelle moi, il l’examine du même regard qu’il porterait sur tout autre homme (je le regarde) et la lanterne qu’il brandit ne diffuse pas d’autre lumière  que cet éclairage littéraire qu’il s’efforce, comme romancier, de mettre au point. Le journal intime permet à Renard de se penser, de se poser par rapport aux êtres de chair et de sang qu’il lui est donné d’observer et auxquels il va donner forme et consistance en les transposant, dans l’écriture qui lui est propre, en personnages de fiction romanesque. Renard sait bien que son Journal intime, comme ses livres, est destiné à la lecture : œuvre littéraire, il est écrit pour être lu. C’est le Journal d’un écrivain qui réfléchit sur son métier, s’y exerce en se confrontant lui-même aux figures dont il trace le portrait, qui se met, comme auteur et individu humain, à l’épreuve de ses procédés d’écriture. Pas plus que la biographie ou les œuvres, le Journal intime n’a le privilège de livrer, dans une prétendue transparence de l’écrivain à lui-même, les clés de ce que fut son « moi ». Il n’y a pas de voie royale, directe, immédiate pour accéder  à la personne. Il faut procéder par détour et tâtonnements ; on suit des traces, on marque des points de repère en recoupant et rapprochant des témoignages d’ordre divers, dans la vie et dans les textes. Chacun, pour mener l’enquête, doit construire son itinéraire  comme un enfant rassemble, pour en faire une image, les pièces dispersées d’un puzzle. Mais d’un puzzle qui ne serait jamais achevé, qui ne déboucherait sur aucune figure, unique et stable. »

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