MOINEAU

Publié le par LAURENCE NOYER

VARIATIONS SUR UN MÊME THÈME

Jean-Paul Hippeau : Le Figaro "Jules Renard et son Journal inédit", 1er aout 1925 Le Moineau (1) Paru eu 1890 dans le Roquet, ce fragment a été repris dans la Lanterne Sourde dans la première édition de 1893 (Société du Mercure de France).Il figure dans Coquecigrues page 499, éditions de la Pléiade. On pourra comparer le texte en prose aux vers qui, portant le même titre, ont été trouvés dans les carnets laissés par Jules Renard.

TEXTE EN PROSE :

On frappe aux carreaux. Ils ont « pris » cette nuit, et le givre les a géométriquement fleuris. Toc ! Toc ! Il semble qu’on enfonce de petites pointes dans du verre. Je sais ce que c'est, dit Mlle Eugénie. Aussitôt elle se lève. Elle doit être bonne et tendre, car ses jambes semblent bien vilaines, inaccordables, et ses pieds, larges et plats, traînent sur le tapis, comme des savates. Elle a les chevilles trop en relief, des doigts chevaucheurs, des mollets dégorgés et, aux épaules, des salières telles qu'il faudrait mettre du poivre dedans pour exciter quelque homme. Heureusement, par ces temps durs, son cœur se fend comme les pierres. Elle entr'ouvre la fenêtre. Le moineau saute sur son doigt. Elle lui sert un déjeuner intime de miettes et de graines. Quand on pense qu'il a passé la nuit dans la rue. Elle le flatte, l'embrasse et lui écrase du pain dans de la salive. En chemise, elle grelotte à fleur de peau et brûle d'un feu caché. Par une fente de la croisée, la bise siffle sa nudité de laide mais la conscience du de- voir accompli croît en Mlle Eugénie, s'élargit, s'enfle, et, comme un ballon intérieur, la soulève et la porte, un instant, suspendue, planante. Ah moineaux crottés, moineaux va-nu-pieds, que Dieu misérablement abandonne, venez à moi, en foule j'ai de la charité pour tous vos appétits. Pit Pit Le moineau mange comme s'il avait été apprivoisé par M. Theuriet lui-même. Et ces petites bêtes ne sont pas ingrates. Il est évident que nos prières montent au ciel roulées en cigarettes sous leurs ailes chaudes. La recommandation d'un oiseau vaut, pour le moins, son pesant de plumes. Elle divague, la chère jeune fille. Elle en est à ce point de l’attendrissement où l’on s’imagine qu’on va parler en vers. Déjà, elle touche le prix de sa bonne action en vœux entendus, en souhaits réalisés. Voilà qu’elle pleure un peu ! Fût ! Fût ! La queue, les ailes remuantes, le moineau rassasié se perche au bout de l’index, fait bec fin et ventre plein, et, avant de s’envoler au-dessus des toits éclatants de blancheur pure, vers les froides couches d’air irrespirable, il laisse, comme solde, Mlle Eugénie, au creux de la main, entre la ligne de vie et la ligne de prospérité, une crotte.

TEXTE EN VERS

Toc! Le moineau cogne aux carreaux.

Elle l'écoute, tout émue

Quand on pense que les moineaux

Ont passé la nuit dans la rue

Elle rêve sur l'oreiller

Au mal qu'ils ont, l'hiver, à vivre.

Le moineau fend pour l'éveiller

A coups de bec les fleurs de givre.

En chemise Dieu qu'on a froid

Le vent baise sa peau rosée,

Le moineau saute sur son doigt

Quand elle entr'ouvre la croisée.

C'est un intime déjeuner

Fait d'une miette et d'une graine.

Que ne peut-elle ainsi donner

A tous les moineaux dans la peine.

S'il tombe comme des rideaux

De neige blanche sur les mousses,

C'est que la neige rend plus douces

Les jeunes filles aux moineaux.

Pit! Le moineau mange, elle donne Miette par miette.

C'est un jeu

Vraiment d'aimer et d'être bonne

Et voilà qu'elle pleure un peu

Mais le moineau, soldant sa note

Comme un moineau qui n'a plus faim,

Fût! se percher au bout de la main.

Et, dans le creux, laisse une crotte

Puis, les moineaux sont tous ingrats,

Va par la neige et la brume

Conter à ses frères en plume

Comment il vient de faire gras.

Jules Renard.

Ce texte figure dans Débuts littéraires - Oeuvres complètes page 35

Publié dans Poésie

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