ACUITE

Publié le par LAURENCE NOYER

Lucien Muhlfeld : La Revue Blanche, janvier 1894 «Un fantaisiste : Jules Renard » « M. Renard est un bon observateur, fouilleur et pas gâcheur, qui voit beaucoup, et n’oublie rien, puis qui se fait prendre ses trouvailles dans ses deux mains bien fermées, et vous les apporte, sans bousculade, sous les yeux, en frôlant le nez. J’entends que sa plus rare qualité est peut-être la vertu de son style, sans lointain ni recul, immédiat, perpétuel présent d’indicatif, qui ne fait ni ne demande crédit. Et vous entendez aussi que ce style correct, précis, clair comme du La Bruyère, n’est rien auprès du genre de mérite intellectuel, de netteté, de sûreté et d’économie dont cette écriture même est le signe tangible. Mais M. Jules Renard n’est pas moins heureux dans le choix de ses légendes que dans leur vision et leur exécution. Le fantaisiste médiocre s’astreint à trouver des « sujets drôles », de réjouissantes blagues. Jules Renard est assez originel de regard et d’écriture pour choisir presque au hasard. Ce donc que j’entends par l’heureux choix de ses sujets n’est pas le bonheur des anecdotes, dont les Charivaris d’aujourd’hui servent aux confrères pauvres de mine inépuisable ; non, c’est l’ingénieuse façon de voir, sa compréhension personnelle de tout fait divers. La disproportion des valeurs et des titres, des tempéraments et des attitudes, des intérieurs et des façades, est ce qui le touche dessus tout. Son roman, l’Ecornifleur, est le jeu logique de quatre ou cinq personnages ni vulgaires ni distingués, dans l’incohérence naturelle de leurs caractères et de leurs snobismes. Henry Céard me disait, en une de ses formules trouvées, que trois choses l’amusaient dans l’agitation bourgeoise parmi laquelle nous vivons : la médiocrité des prétentions, le ridicule des moyens, l’inattendu des résultats. C’est assez, je pense, l’opinion de Renard comme il appert de sa littérature. Mais la médiocrité y est honorable, le ridicule discret, et l’inattendu sans surprise. Il lui suffit de nous mettre constamment sous les yeux le type et le rôle pour que de leur discord surgisse le comique. Vous savez, pour avoir diné auprès de gens spirituels, que le procédé des amuseurs est de ne jamais rire. Aucun des écrivains gais de la promotion récente ne rit donc. Mais la supériorité de Renard, qui le fait nous le disions le Maître du rire moderne, c’est que non seulement il ne rit point, mais il ne fait jamais rire. Tel un paysage, le comique est un état d’âme. Jules Renard excelle à nous le suggérer, par une incantation sienne, qui spécialement vaut celle des poètes. Puis l’adresse de ce littérateur va jusqu’à enfermer en nous l’impression comique obtenue, à l’empêcher de s’évaporer dans le bouillonnement d’une gaité, à veiller à ce qu’elle ne fuse dans un rire. Aussi est-il, entre les fantaisistes, celui dont on ne se lasse point. Les coins des Sourires pincés, les papillottes de ses Coquecigrues, les éclairs de sa Lanterne sourde, autant de petites pages à relire jusqu’à la mémoire par cœur sans altération du plaisir, puisqu’il n’y a pas là rire émoussable ou surprise de suite éventée, puis aussi qu’il ne fatigue point par les bavardages et des délayages où s’embourbent les vieux comiques, sous prétexte de récit « bon enfant » puis enfin qu’il surveille son style jusqu’à une maîtrise spéciale, menue et propre, excellente à dire ce qu’il veut sans plus. Ainsi notre précieux confrère, avec au fond une spirituelle connaissance du cœur humain, à la forme un souci récompensé du parfait, et aux intermédiaires les plus louables ruses, améliore grandement, par ses petites cultures intensives, le champ des lettres françaises, que les jeunes hommes qui bêchent passage Choiseul, laisseraient s’enfricher sans scrupules»

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