PRESS-BOOK 1891

Publié le par LAURENCE NOYER

Philippe Gille : Le Figaro, 7 janvier 1891 « Sourires Pincés ». Simple note

Mario Proth : Le Mot d’ordre, 20 janvier 1891 « Sourires Pincés ».(Archive non trouvée)

P.L : L’Ermitage, janvier 1891 « Sourires Pincés » « Il y a dans ce petit volume des choses savantes… et neuves. C’est là un éloge qu’on ne peut pas décerner souvent, par le temps qui court. Vous dire pourquoi ces gentilles nouvelles le méritent, cet éloge, ce serait bien long et, d’ailleurs, pour cela, il faudrait réfléchir, creuser cette impression ressentie et je ne le veux pas. Je préfère garder toutes vierges en moi les sensations que j’ai éprouvées. Je vous recommande surtout « Les pointes sèches », la première nouvelle de ce petit livre, il y a là divers étâts d’âme d’un certain Poil de Carotte, qui sont tout à fait curieux. Toutes ces études sont, d’ailleurs, conçues à un point de vue plus élevé, plus, …suggestif, (je vous demande bien pardon, mais il le faut !) que ne le sont d’habitude ces ouvrages et c’est un de leurs principaux charmes. Du talent de l’auteur, je ne dis rien ; les lecteurs de l’Ermitage l’ont bien apprécié et l’apprécieront encore. Qu’il me suffise de rappeler ce que mon ami Bernard l’Ermite disait dans un des derniers numéros : que M. Jules Renard avait dès aujourd’hui sa place marquée au premier rang de nos nouvellistes entre Mirbeau et Maupassant ; cela est juste ; il a autant de verve gouailleuse que le premier, autant de sarcastique et de caractéristique que le second, avec, en sus, en langue spéciale, artistement et amoureusement travaillée qui le sacre bien original et divers de ces maîtres, maître lui-même. »

La Grande Revue, janvier 1891 « Sourires Pincés ». (Archive non trouvée)

La Revue Socialiste, janvier 1891 « Sourires Pincés » « Un joli titre, qui habille bien le livre très fin, d'un auteur très rusé, ironique en diable. Ce sont des nouvelles, des esquisses et des pensées qui dénotent un observateur délicatement spirituel et d'une agréable méchanceté. Lire à ce propos les Petites Bruyères. — Mais pourquoi ne pas recommander tout le livre, d'autant qu'on ne perdra rien à lire un aussi aimable moraliste. Nous aurions déjà parcouru un grand nombre de ces pages, dans le si littéraire Mercure de France, et le plaisir a été grand pour nous, de les savourer à nouveau. »

Eloi Majoral : la Célébrité contemporaine, janvier-février 1891 « Sourires Pincés » «M. Jules Renard a écrit une suite de nouvelles d’une tournure sardonique, d’un esprit douloureusement railleur, qui avaient paru dans le Mercure de France, l’excellente revue littéraire dirigée par Alfred Vallette et Rachilde. Rien de plus curieux, de plus froidement féroce et en même temps d’aussi amèrement cruel que Sourires Pincés. Il y a une histoire d’un certain Poil de Carotte, souffre-douleur résigné et ahuri d’une famille de bourgeois, qui fait mal. C’est de l’humour anglaise, irritant les nerfs, poussée jusqu’au jaillissement du sang ; et avec cela, livre d’un artiste, qui sait fixer en deux traits de plume un passage fin, l’animer en quelques phrases d’une jolie venue. M. Jules Renard annonce deux prochains livres, les Cloportes et l’Ecornifleur. Il n’y a pas de doute que les qualités déjà entrevues dans Sourires Pincés n’acquièrent en ces volumes un relief plus saisissant encore. »

Byvanck : « Un hollandais à Paris » « […] Il est l'ennemi déclaré de tout ce qui n'est pas réel. Il n'arrive guère sur notre bonne vieille maman de terre le plus simple accident que les commères, — et les compères aussi, hélas I — du voisinage ne se prennent à bavarder sur son importance; elles ressuscitent des histoires anciennes et se hasardent à faire des prédictions sur les suites probables de l'affaire. Toutefois, la plus méchante de ces commères habite dans notre propre cœur, et à toute occasion elle cherche à donner de l'air à ses griefs, ses sentimentalités et autre littérature. En attendant, le pauvre fait, dans son enveloppe de phrases sans signification précise, mène une vie latente, comme le papillon dans son cocon. La littérature nous représente vivement cette particularité de la gent bavarde de ne pouvoir laisser tranquille un événement qui se passe en dehors ou au dedans de nous ; et elle est devenue l'art d'ensevelir une seule expérience de l'auteur dans un tombeau fragile de trois cent cinquante pages. Chacun a fait cette observation à son tour;
chacun, avec toute l'éloquence dont il pouvait disposer, a prêché aux autres : « soyez vous-même; que votre œuvre ne nous fasse voir ni du mysticisme moyen-âge, ni de la poésie à la Dyron, ni du pessimisme à la Flaubert, mais votre personnalité seule, qui est bien à vous : ce que vous avez vu et senti vous-même sous le coup de votre émotion ; et surtout soyez bref; nous savons mieux que vous les ornements de votre récit et son cadre. » Et cependant on a continué à élaborer des volumes de trois cent cinquante pages. Agissez d'après mes paroles. Jules Renard a eu l'originalité de suivre le p
récepte qu'on lui criait de toutes parts, et comme la fortune aime à venir en aide aux ingénus, il a obtenu dès le commencement de sa carrière sa place à lui dans le monde des lettres, ce qui ne veut pas dire peu de chose. Qui est-ce donc qui lui a frayé la route? Renard a raconté l'histoire d'un petit garçon aux cheveux roux. Poil-de-Carotte, un soir, a reçu l’ordre de fermer le poulailler, et il a eu peur dans l'obscurité; il lui est arrivé un petit malheur au lit, et il a dû en porter la peine; son frère l'a
blessé et c'est lui qui a subi la punition; il ronfle et on le réveille brusquement ; il veut se rendre agréable à ses parents; et c'est le contraire qui est le résultat de ses efforts. L'histoire de César vous intéresse davantage? Je le pense, si vous croyez utile de vous enthousiasmer pour des idées qui sont au-dessus de votre compréhension, ou plutôt, dont vous ne saurez contrôler l'exactitude Pour moi, au contraire, ces expériences comptent seules qui m'ont mis à même de découvrir ce que je vaux en réalité. Notez bien, je ne nie point qu'on ne puisse évoquer dans mon imagination des sensations délicieuses et de belles images, en me donnant le contact vague et momentané d'idées qui traversent ma conscience comme les aérolithes sillonnent notre système planétaire : mais je maintiens que tout cela n'a guère de rapport sérieux avec la véritable nature de mon caractère. Je creuse plus profondément
. Qui donc jugerait de la valeur d'un terrain sans avoir pénétré jusqu'à l'argile rouge et dure du sous- sol? La terre fine et friable qui le recouvre peut produire des plantes charmantes, mais elle n'est pas le terrain ; du moins elle ne l'est point aux yeux du paysan et du connaisseur. C'est ainsi que je crois entendre raisonner l'auteur de Sourires Pincés. Toutefois sa manière de traiter un sujet n'est pas aussi simple qu'elle le paraît au premier coup d'œil. Arrêtons-nous un instant à une de ces scènes d'enfance de son livre et prenons par exemple celle où l'auteur raconte comment un soir son petit héros, Poil-de Carotte, reçoit l'ordre d'aller former le poulailler. Le soir est venu et la petite famille est rassemblée autour de la lampe. Tout à coup, la mère se souvient qu'on a oublié les poules; les deux aînés, sous quelque prétexte futile, ne bougent pas, parce qu'ils ont peur; c'est affaire au plus jeune, qui passe pour un vaurien. Poil-de Carotte s'aventure au milieu des ténèbres, plein de frayeur, et voit des monstres sans nom le menacer dans l'obscurité. Quand il retourne à la lumière, après avoir accompli sa tâche, il se sent héros, et croit fermement que les autres l'admireront pour sa vaillance. Quelle est la désillusion qui l'attend, lorsqu'il cherche l'expression de cette admiration sur leurs visages ! Les deux aînés continuent leur travail sans lever les yeux et la mère dit de sa voix sèche : « Poil de Carotte, tu iras les fermer tous les soirs. » L'incident, pour petit qu'il soit, est devenu tout un drame. Poil-de-Carotte a éprouvé un choc dans sa conscience de gamin. D'abord humilié comme le plus petit qui semble créé pour faire les besognes désagréables, il prend joliment sa revanche en se donnant la sensation exquise d'une fierté de héros triomphateur des ombres de la nuit. Mais le sens qu'il attribue à cette petite comédie héroïque a été faussé par l'attitude que le monde, je veux dire sa famille, a prise envers lui : tous l'ont poussé vers l'obscurité et le danger, lorsqu'il a eu peur; personne ne l'a remarqué, lorsqu'il a donné la preuve suprême de son courage. Et cet accompagnement en sens inverse, enflant la voix quand on se sent déprimé, baissant le ton et jouant à la nonchalance, quand on est exalté par l'accomplissement de son devoir, indique bien le chassé-croisé perpétuel que font l'individu et son entourage. C’est l'expérience la plus pénible et la plus commune de l'existence et c'est l'expérience fondamentale de la personnalité pendant sa période de croissance. Les récits suivants ajoutent des traits nouveaux à la physionomie morale du petit garçon. Poil-de-Carotte entrera en conflit avec le précepte : tu ne seras pas cruel, tu ne mentiras pas; le pauvre martyr de sa propre bonne volonté sera poussé même à violer la première règle de l'humanité : tu aimeras tes parents. Et le sermon que le monde, se fondant sur ces grandes lois morales, ne manquera pas de lui faire aura toujours pour base une fausse opinion sur ce qui se passe au fond de son cœur. Le cœur de Poil-de-Carotte ne répond guère à l'événement tel que les autres l'ont vu. C'est ainsi que le petit garçon marche à la découverte de lui-même et de ce qui est en dehors de lui. Cependant l'auteur se restreint aux faits seuls de son récit; avec un pouvoir rare sur son talent il sait faire tenir le récit, — naturellement, sans l'ombre d'intention, dans les bornes d'une conscience d'enfant. Par l'énergie simple et l'intégrité de son langage il empoigne le lecteur et le contraint à comprendre ce que Poil-de-Carotte ne distingue encore que vaguement. On voit la figure du père bienveillant, mais un peu nonchalant pour les choses du ménage; on sent l'esprit de domination et le cœur exclusif plutôt que dur de la mère. Or Poil-de-Carotte voit seulement le détail des actes qui le touchent, tandis que ses sentiments ne sont que le reflet direct de ces actes sur sa conscience d'enfant. Renard atteint, grâce à l'incroyable pureté de son dessin, l'effet que tout grand artiste se propose : éveiller une émotion intense par les moyens les plus simples ; son style, je ne dirai pas son stylet, découpe avec une sûreté étonnante le contour des choses, sans rien faire crier ni craquer. Rarement ce talent succinct montre qu'il n'est pas encore parvenu à sa pleine maturité soit par un peu de sécheresse, soit par une certaine recherche de l'esprit à force de vouloir être bref. Ce sont là les excès de ses qualités, mais le genre de talent de Renard ne comporte point d'excès. Il va droit comme la flèche; tout ce qui la fait dévier lui fait manquer son but. Il n'est pas question ici de se laisser aller à l'aventure. Tout concourt à tenir l'action du récit sur la ligne stricte qui doit nous conduire où l'auteur veut nous mener. Il n'y a pas à marchander avec lui ; il nous donnera ce qui est nécessaire, rien de plus, rien de moins. Et par contre-coup nous nous figurons le conteur, comme fait à l'image de son travail, négligeant tout ce qui n'est pas de son domaine exactement limité, ayant réduit son individualité à l'expression la plus simple et la plus personnelle. A ce propos j'entends un dialogue de deux adversaires, qui discutent dans quelque compartiment de mon cerveau. — « N’est-ce pas ôter le charme de l'art et de
la vie que de lui enlever le terrain libre et vague par lequel l'homme entre en communion avec ses semblables? Les plus nobles sentiments sont éclos au contact du monde extérieur, dès que l'homme a appris à sortir de lui-même. » — « mon expérience est tout autre », dit Poil- de-Carotte; quand j'ai voulu me rapprocher des autres, mon contact avec le monde, comme vous l'appelez, n'a produit que des malentendus, pour ne pas employer de gros mots. » — « Mais alors c'est l'égoïsme pur que vous prêchez? Quelle cruauté envers la vie » — « ? » Ce point d'interrogation, qui, selon l'intention de l'interlocuteur, veut dire tout simplement qu'il se soucie fort peu du nom qu'on voudra donner à ses sentiments, —je le maintiens dans ma pensée, mais j'y attache un sens différent. Il signifie que j'hésite vraiment à me prononcer pour l'un des deux adversaires jusqu'à ce qu'une œuvre nouvelle, définitive, celle-là, me permette de me ranger du côté de l'artiste qui, en créant des types éternels résout les problèmes que les autres hommes posent. OU ALLONS-NOUS? Jules Renard, bien qu'à l’entrée de sa carrière d'auteur, a laissé loin derrière lui les souvenirs de sa vie libre d'étudiant. Il demeure sur la rive droite, même moralement. Il reçoit ses amis avec le même empressement dont ceux-ci usent de son hospitalité cordiale il ne diffère pas d'aspect des gens comme vous ou un autre et en dehors de ses autres bonnes qualités il a l'avantage d’être encore jeune. — « Non I » me dit Jules Renard, « quand j'écris je veille uniquement à ce que mes phrases se tiennent bien. Je ne me soucie nullement de ce que les autres ont fait dans leur temps. Je n'appartiens à aucune école; à ce que je sais du moins, je n'ai appris le métier de personne —Flaubert ? — Je l'admire profondément; Flaubert a une façon honnête et nette de dire les choses qui me va droit au cœur; seulement son langage est trop rythmique à mon avis, et il a une manière de lier ses phrases, comme s'il en voulait faire des strophes, qui me déplaît, parce que je crois que si on veut écrire de la prose il ne faut faire absolument que de la prose. La moindre apparence de chantonnement y sonne faux. La forme doit revêtir le sens, sans le moindre pli; à petite pensée, petite phrase. Mais ce sont là les principes de l'art. Puis le reste va de soi. Je ne saurais faire un plan d'avance; je l'ai fait quelquefois, mais sans le moindre succès. Ou bien pendant le travail je l'oubliais complètement, ou bien, en m'y tenant je faisais fausse route. J'écris ce que je sens en écrivant. Cela ne réussit presque jamais au premier abord; je passe des journées à ma table de travail sans avancer d'une ligne ; enfin, après cette période d'incubation, vient un moment où ma nouvelle s'achève en un clin d'œil ». — « Avez-vous quelque idée sur la route que vous suivrez dorénavant? Chacun a son rêve qu'il veut réaliser », « Je vous assure que non,» dit Renard avec le ton fort accentué d'une conviction profonde. « J'ignore où j'aboutirai et je n'y pense jamais. Seulement je suis convaincu d'être sur la bonne voie, et cela me suffit. Je me sens comme un voyageur dans une contrée étrangère; il sait qu'il suit la direction qui le mènera où il doit aller, mais chaque détail du chemin est pour lui une nouveauté et une découverte, tout comme la halte où il arrivera au bout de sa journée. — Mais pourquoi restons-nous debout ? » La voix de Renard, très fière tandis qu'il m'assurait qu'il se savait sur le bon chemin, reprit le ton habituel de la conversation. L'aimable hôte, donnant le bon exemple, se laissa tomber dans un fauteuil tout à son aise, et, poursuivant le sujet entamé, il le traita de sa façon ordinaire, où un grain d'ironie se mêlait à une certaine expression nonchalante de supériorité intellectuelle. — « Je suis très reconnaissant aux gens de chercher une théorie philosophique sous l'histoire de Poil-de-Carotte. Cela montre qu'ils s'occupent de mon livre et cela ne peut qu'être agréable à un auteur. Peut-être même s'y mêle-t-il un peu d'envie; car je ne m'en sens point capable, moi qui n'ai eu d'autre idée en tête, quand j'écrivais Poil-de-Carotte, qu'à bien rendre la figure de Poil- de-Carotte. Pour moi un récit doit s’expliquer lui-même. Une interprétation en dehors ou à côté du livre est une chose qui me confond. Maurice Barrés me disait ces jours-ci qu'il était en train d'écrire un commentaire sur sa propre œuvre. J'ai risqué la timide observation qu'il pouvait employer plus utilement son temps, puisque son commentaire n'expliquerait rien qui ne fût déjà clair auparavant. Il me regarda avec quelque étonnement; mais comme je lui affirmais qu'en tout cas ces pages seraient intéressantes, puisqu'elles venaient de lui, nous nous sommes séparés bons amis. Ce besoin de chercher anguille sous roche dans nos livres indique pourtant qu'on nous lit. Mais qui donc nous achète? — je parle de nos livres, naturellement. — C'est là ce qui excite ma curiosité. Faiblesse dont j'ai honte vraiment, mais j'avoue de bon cœur que j'aimerais, un jour, voir le succès de mon livre réalisé devant moi sous forme d'un homme en chair et en os qui emporterait mes Sourires Pinces sous son bras après avoir dûment versé ses trois francs sur le comptoir du libraire. J'ai cru rencontrer dernièrement un spécimen de cette espèce à peu près disparue. C'était près du Panthéon. Un monsieur très bien, ma foi, fouillait dans un étalage de bouquins. Parmi tous ces livres, il choisit le fruit de mes veilles et de mes rêves. De loin ce choix attira mon regard. Quel auteur ne reconnaîtrait son livre entre mille, même à une lieue? Je restais là, à le guetter; oui, j'étais tombé assez bas pour attendre l'issue. Cet homme a mis ma patience à une forte épreuve. Il faut bien que le bouquin l'ait intéressé, puisqu'il continuait à lire, et tâchait même, le misérable! de voir ce qu'il y avait entre les pages. Il lisait avec une telle ardeur que je croyais fermement voir arriver le miracle : cet homme-là avait le désir d'emporter mon livre. El je le guettais toujours. Enfin il le déposa parmi les autres volumes qui attendaient leurs acheteurs, et s'en alla, le traître I Et mon désir restait inassouvi : encore un qui le sera toujours. Car jusqu'ici je ne crois pas à l'existence de gens qui achètent des livres, mes livres. « Cependant on vous demande de continuer à en faire. On pousse même l'exigence jusqu'à vous imposer une certaine contrainte. Poil de Carotte ! C'est toujours Poil-de-Carotte. Je suis sûr qu'on ne sera nullement satisfait, si dans mon prochain recueil ce gamin ne montre pas sa tête aux poils roux ; et si je l'y fais figurer je puis prédire en toute sûreté qu'on me dira : ce n'est pas là l'original des Sourires Pincés. Voilà une perspective plaisante pour un auteur : quoi qu'il fasse ou écrive, il sait que ce sera une déception pour le monde et pour lui. Faites donc des plans, quand la mauvaise réussite est certaine, mais surtout occupez-vous donc du problème qu'agitent en ce moment tant de têtes vides, pour déterminer la forme future du roman. Eh! Mon roman n'aura pas de succès, c'est la seule chose que contienne ma provision d'idées sur ce point. Pour le reste, adressez-vous à mon voisin ou à mon voisin d'en face ou à un autre : ils vous donneront leur théorie sur la littérature de demain. Moi, je ne tiens pas de théories dans ma boutique. » Et sous tous ces sarcasmes, moqueurs à la bonne façon plutôt qu'amers, j'entendais résonner ces fières paroles : je ne sais qu'une chose : je suis dans la bonne v
oie »

Gustave Geffroy : La Justice, 6 février 1891 « Sourires Pincés »« Dans l’amas des livres que chaque jour apporte, quelle satisfaction d’en trouver un qui ne ressemble pas aux autres ; qui donne à entendre une voix inconnue, qui donne à regarder la vieille humanité rajeunie par une observation nouvelle et par des mots nouveaux : Cette heureuse surprise, on la connaît à la lecture de Sourires Pincés signés du nom de M. Jules Renard, hier encore inconnu du public. Le volume a été publié par fragments dans une revue mensuelle, le Mercure de France, d’une littérature très délicate et très aiguë. Dès les premières lignes un singulier être vivant apparaît, se lève de l’imprimé, reflète pensivement la pensée qui l’environne. Il est blême, taché de rousseur, avec des cheveux ardents, ou du moins on le suppose tel, car l’auteur est parcimonieux de descriptions. Mais on le voit à travers le surnom que sa famille lui a gracieusement infligé. C’est Poil-de-Carotte. Un enfant, mais un enfant qui sait déjà l’existence sans l’avoir apprise, puisque c’est savoir l’existence que de la subir sans la comprendre. La merveille, c’est d’avoir trouvé la formule de l’incompréhension et de la passivité de Poil-de-Carotte. C’est naturellement une formule négative. L’enfant n’affirme rien, ne s’explique pas par des pensées et des actes. On assiste à la mise en lumière de sa personnalité par la démonstration des sentiments des gens de ses entours, son père, sa mère, son frère, sa sœur. On voit sa vraie nature par la défalcation de la fausse nature qu’on lui prête. De même, c’est Poil-de-Carotte que l’on envoie “fermer les poules”. Sur sa réclamation qu’il a peur aussi, lui, les siens se récrient. “Pour l’encourager définitivement, sa mère lui promet une gifle ».Quand il vient, aux vacances, il est accueilli par cette observation : “Comment, dit Mme Lepic, tu appelles encore Monsieur Lepic papa, à ton âge ? dis-lui : “Mon père”, et donne-lui une poignée de main, c’est plus viril”. Quand il s’en va, il est escorté de ce galop : “Tiens, dit Mme Lepic, pour qui te prends-tu Pierrot ? Il t’en coûterait de m’appeler maman, comme tout le monde ? A-t-on jamais vu ? C’est encore blanc de bec et sale de nez et ça veut faire l’original !” Et ainsi, dans les autres chapitres, tous différents et significatifs : La pioche, Les lapins, Le cauchemar, etc. Mme Lepic se révèle terrible de maternité, invente des punitions stupéfiantes, effare avec des mots tatillons et des perfidies inépuisables, l’âme candide de son enfant. Il est né timide, doux, rêvasseur. Il est décrié comme hardi, féroce, sournois. On lui invente un caractère et une attitude. M. Jules Renard écrit, dit-on, la vie de cet avorté moral, de ce terrorisé de l’affection. Ce sera, à en juger par ces prémisses, un curieux livre de sarcasme froid, de pitié cachée. Dans les histoires qu’il met en scène, l’écrivain n’intervient pas ou intervient avec des précautions extrêmes qui donnent une valeur violente à la phrase la plus brève. Le dernier mot prononcé par Poil de Carotte est celui-ci : « tout le monde ne peut pas être orphelin » ; dans les nouvelles qui suivent, les conclusions sont tout à fait absentes. Mais la vie par le haut dans Ciel de Lit, huit pages de psycho-physiologie conjugale, la Mèche de cheveux, sifflante ironie anti-amoureuse, la Demande et Baucis et Philémon, une comédie et un drame de campagne. Le drame surtout, le partage entre le vieux et la vieille, la soupe commune, le vieux s’adjugeant le vin, la vieille s’étouffant de pomme de terre, ce drame est installé implacablement par un metteur en scène d’humanité de premier ordre. Sous ce titre Les Petites Bruyères, croissent en toute liberté des pensées fines, amères ou paradoxales, dures comme des herbes sèches, épineuses comme des ronces, amères comme chiendent. Les femmes en général, les femmes de lettres en particulier, subissent là un accès de misanthropie, un jugement dénué de bienveillance. Le monde est représenté aussi de façon à donner envie de rester à jamais chez soi. Il est d’autres parties du livre où une critique éplucheuse pourrait épiloguer, signaler du puéril. Mieux vaut garder son contentement d’avoir fait la connaissance avec un esprit, avec un écrivain qui vaut par tant de petits morceaux parfaits, par le pouvoir de s’exprimer en phrases ténues, en mots clairs et brefs, que par un nouvel humour français et d’aujourd’hui. »

Edmond de Goncourt, Jeudi 5 mars 1891 «Ce soir chez les Daudet, première visite de Jules Renard, l’ironique créateur de Poil de Carotte, un garçon à la construction de la tête toute semblable à celle de Rochefort, mais sans la plantation rêche des cheveux, sans le toupet de clown, un garçon encore jeune, mais froid, sérieux, flegmatique, n’ayant pas aux bêtises qui se disent le rire de la jeunesse. »

Alcide Guérin : Revue de la Littérature Moderne, 15 mars 1891 « Je vous assure que Mr. Renard est quelqu’un. Il y a dans son livre assez d’observation, assez de gaité, assez d’amertume, assez d’ironie, assez de style, pour que, l’ayant lu, ce bout de livre qui fait si peu son pédant de livre, on se décide à le placer dans un bon coin de la bibliothèque, en compagnie de ceux – trop peu nombreux, hélas ! – qui ont fait penser en faisant rire et qu’on n’a pas juré de ne jamais revoir. Quelques nouvelles, de courtes études, des maximes paradoxales, d’une drôlerie parfois féroce, voilà, certes, qui ne pèse pas bien lourd et c’est, en somme, tout le volume. Mais comme M. Renard a bien vu jusqu’au fond des choses dont il parle et des bonshommes qu’il fait agir, et qu’il sait donc conter, de façon légère et française. »

Jules Huret : L’Echo de Paris, 12 avril 1891 Enquête sur l’évolution littéraire « Ah ! L’originalité, le mouton à cinq pattes ! Pourvu qu’on ne le gâte pas, à l’écarteler de louanges, Jules Renard, l’auteur de ces exquis Sourires pincés. Original celui-là, et qui ira loin, et qui a du souffle, et secoue les pucerons des jeunes revues [...] »

Jean Lombard : La France Moderne, 16-29 avril 1891 « Sourires Pincés » « Jules Renard appartient à la génération des écrivains jeunes, que tout achemine vers le succès : la poussée naturelle de leurs œuvres, et aussi le goût du public qui va sûrement et quoi qu’on dise vers les réels talents. Dire cependant que Jules Renard est sur la grande voie de la Renommée, serait trop affirmer : notre écrivain est plutôt classé parmi ceux que demain saluera, ce qui est beaucoup déjà. L’auteur des Sourires Pincés fait partie du groupe éclos sous le regard perversement féminin de Rachilde, lequel groupe semble, par le Mercure de France, revue de turbulente combativité, devoir rallier toute l’ardeur littéraire de ces temps-ci. La plupart sont très connus, quelques-uns quasi célèbres, presque tous classés… je dis : fait partie, en tant que fréquentation probable, car il n’y a pas que je sache, dans le groupe en question, d’inféodation, à une personne ou à une idée si ce n’est d’art exclusif. L’état-major – sans soldats, - du Mercure de France me semble libre et doit l’être. Chacun garde ses allures et sa verdeur originelles. C’est un bel assemblage d’esprits vivaces, qui ont l’art pour exclusif objet et quelle que soit la façon dont cet art est envisagé. Jules Renard n’est pas le littérateur d’ordinaire qui bâcle la même nouvelle ou le même roman très rapidement sur le patron d’autres auteurs. Il s’est révélé tout dernièrement par un volume où je crois voir du Sterne très féroce, un Swith poussé au noir le plus intense, et c’est en cela qu’il ne ressemble pas à bien d’autres. Nous avons à Marseille un écrivain à qui le comparer, non pas dans sa sauvage ironie, qui, je le répète, fait de Jules Renard un styliste anglais, mais dans la grâce écourtée de quelques paysages étalés sur une toile de quelques centimètres. J’ai nommé Horace Bertin, dont Paris devrait enfin consacrer l’humorisme et le merveilleux détailler, car il ne connait pas du tout notre maître marseillais, il fait bien le dire. Mais Jules Renard ne s’est pas borné à cela. Son volume, composé de piécettes recuites au feu du style le plus concentré qui soit, donne une sensation autre. La raillerie, à la fois bonhomme et cruelle, se met à l’aise, comme si elle était réellement chez soi. Et de fait, dans Sourires Pincés, on la voit partout, serrée et violente, fourrageant à même, ainsi qu’une épée acérée, dans le bloc mort de la bêtise humaine ; pas d’aventures banales, copiées sur le patron des récits dont les lecteurs du Supplément littéraire de la Lanterne, ou même ceux de l’Echo de Paris, font leur régal. A dire vrai, les nouvelles de Jules Renard ne sont point écrites pour la foule, car elles possèdent une philosophie de compréhension difficile, une sorte de sagesse atroce qui donne trop à penser. Et l’on sait que la littérature actuelle est loin de vouloir faire réfléchir, ayant perdu depuis longtemps, sauf chez les exceptions, sa vieille vertu éducative et seulement apte à chatouiller les muqueuses des névrosés. J’aime l’histoire de ce Poil de Carotte, devenu sous la plume de Jules Renard un inoubliable type analogue à certains personnages de Dickens que, par l’amour des verves de romans russes, notre génération semble trop oublier. Poil de Carotte est le souffre-douleur de toute sa famille, non pas après des futilités visibles, des méchancetés tangibles, mais grâces à des fureurs sournoises, lentes et réitérées qui arrachent un peu chaque jour de sa personnalité ahurie. J’estime que l’auteur ferait bien de nous entretenir encore de Poil de Carotte, d’en faire une victime, mais agrandie de tout ce que la nature humaine comporte de vieille hypocrisie, de persistants instincts, d’ancestrales anthropophagies. La littérature française serait ainsi enrichie d’un type à devenir légendaire avant peu. Je ne puis guère passer en revue toutes les pages qui font partie de ce curieux volume : plusieurs articles y passeraient. Tels quels, Sourires Pincés est un livre qui se garde pour être relu, un livre dont on parcourt avec plaisir les chapitres, car ils donnent à la fois la bienheureuse sensation d’une écriture artiste et d’un caractérisme d’époque, qui sait ce qu’il veut. Jules Renard est jeune encore, blond, avec une pointe de barbe sévère et une voix narquoisement lente, qui détonne dans le milieu un peu criard des littérateurs d’ordinaire. C’est donc l’homme de ses livres. On annonce de lui deux volumes : les Cloportes (scènes et types de campagne) l’Ecornifleur (scènes de parasitisme). Il n’y a pas de doute qu’ils ne soient aussi remarqués que Sourires Pincés. En réalité, si une influence existe, quoique de très loin, sur l’œuvre de Jules Renard, c’est celle de Rachilde. Du moins il me semble, après la lecture que j’ai faite du roman de celle-ci : l’Ironie sanglante. C’est la pareille acuité, la semblable pénétration des âmes. Seulement Rachilde me paraitrait plus extraordinairement vivante, surtout dans l’Ironie sanglante, un des meilleurs livres parus en ces dix dernières années ; la Vierge d’Alfred Vallette, s’en rapprocherait. Les Sourires Pincés, écrits à la pointe sèche, sont poussés aussi profondément et finement, mais évoluent dans un champ plus restreint. Ce sont des eaux-fortes : l’Ironie sanglante serait un bel et bon tableau, où flambe une criminelle coloration. La Vierge, dont je me promets de parler, éveille l’idée d’un album refermant de modestes vues de souffrances, des perspectives d’humaines et ignorées douleurs. Ces trois œuvres sortent de la foule : c’est tout ce qu’on peut en dire. Et voilà comment le groupe du Mercure de France se distingue dans l’ensemble des littérateurs de nos jours. »

Léon Deschamps (Sainte Claire) : La Plume, 15 aout 1891 « Sourires pincés » « Je suis en retard, très en retard, pour parler d’un livre exquis : Sourires pincés. Voici les raisons de mon silence précédent : j’espérais que mon directeur vous donnerait un portrait de Jules Renard et une étude d’ensemble sur l’œuvre de ce remarquable écrivain. Il parait que les circonstances se sont opposées à la réalisation de mon espérance et je dois m’attaquer à ce livre du pur et si impeccable écrivain. Sourires pincés se compose en tableautins, de nouvelles, de maximes et de quelques morceaux de littérature inclassables, malgré leur penchant philosophique. Le seul reproche que l’on puisse adresser à Jules Renard, l’auteur de Sourires pincés, c’est que parfois il parait manquer de souffle. Mais cette remarque – plutôt que reproche – faite, on est embarrassé pour trouver des épithètes laudatives méritées par l’écrivain. Avant tout, Jules Renard est ironiste. Ses observations ne sont jamais gourmées, jamais pédantes, jamais tirées en longueur. De la substance pure, sans alliage. De perpétuelle gaité de l’indignation ou, pour varier la note, la caricature de l’honnêteté, si souvent prise pour l’honnêteté elle-même par des gens qui font des scrupules leurs censeurs perpétuels. L’histoire de Poil de Carotte (Pointes sèches) est une merveille dans le genre. Un grand garçon est abêti par sa famille, des gens à préjugés, des bourgeois-types, et le malheureux subit un martyre effroyable ; l’auteur connait trop son métier d’écrivain pour s’attarder à nous décrire la chose ; il préfère nous narrer une de neuf petits faits qui en disent plus long que toutes les remarques et les observations d’un romancier. Si Poil de Carotte ne devenait pas un parfait crétin avec de tels éducateurs, ce serait à douter de tout ! Mais, conclut-il « dans un état d’âme à la M. Paul Bourget » : tout le monde ne peut pas être orphelin ! Après, viennent : Ciel de lit, psychologie conjugale de deux « bourgeois », La Mèche de cheveux, sentimentalité bèbète poussée à la charge, Sourires pincés (le plus mal titrés, car ce sont de délicieux poèmes en prose, pour la plupart) la Demande, nouvelle paysanne aussi capiteuse que possible, sous sa froideur calculée, voulue, nécessaire, Les Joues rouges, mœurs de dortoirs lycéesques, Beaucis et Philémon, autre essai d’esquisses de meurs villageoises, enfin Le Coureur de filles, nouvelle qui clôt le volume. Intentionnellement, j’ai laissé de côté la partie du livre qui s’intitule : Petites Bruyères. Cette partie est, pour employer une figure hardi, la moelle du volume ; c’est là que Jules Renard a déployé toutes les ingéniosités, toutes les ressources de son esprit si personnel : « Quand (vous explique-t-il, une femme vous dit : Oh ! monsieur, moi je comprends tout ! – traduisez poliment : Je suis une vieille folle, et pour offrir des pantoufles à mon amant, j’économise sur les polichinelles de mes enfants et le tabac de mon mari ». Baudelaire, avant d’écrire ses vers, préparait, délayait, raccourcissait son idée dans la vile prose – d’où les poèmes en prose que nous connaissons de l’auteur des Femmes damnées : - Jules Renard doit tirer de ces maximes écrites au vol de la pensée ses nouvelles et ses fantaisies. Cela explique bien des choses… j’ai essayé, non de me faire les ongles en lisant Sourires pincés – ainsi que l’auteur le conseille pour juger un livre, - mais de… m’endormir. Ah ! le funeste remède : je lui dois une nuit blanche ! Donc, l’œuvre de notre collaborateur est …excellente. Ceux qui me font l’honneur de me consulter pour savoir quoi acheter feront bien de se procurer Sourires pincés »

Willem Kloos : « Die Nieuwe Gids » « ce nouveau guide » (d’Amsterdam, d’après le Mercure de France)(Archive non trouvée)

Publié dans Sourires pincés

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