HOLLANDE

Publié le par LAURENCE NOYER

Eugène Hollande : l’Ermitage, 15 mars 1893 « M. Jules Renard est un ironiste de la grande famille. Il fait souvent penser à la Bruyère. Un effet nécessaire de cette haute origine est la qualité de son style. Ce style est de ceux auxquels le mot perfection s’applique. C’est dans la plus rare originalité, œuvre d’une complexion caractéristique, distinguée par sa sensibilité spéciale et par un mode nouveau d’associer les impressions, la plus naturelle influence de la tradition, legs précieux de la race. Autant qu’à Flaubert, narrant la niaiserie de Mme Bovary, il était besoin à l’auteur douloureusement clairvoyant de l’Ecornifleur de se consoler, de s’apaiser, de se satisfaire par un absolu, celui de l’expression. Ainsi l’inachevé, le discordant, l’inharmonieux, par quoi l’exaspère la vie, reçoivent, soumis aux lois du style, une harmonie idéale faite d’exactitude, de proportion, de mesure. Il atteint à une beauté géométrique. Et j’imagine qu’il a, sa page écrite, la même joie que les chimistes, quand ils ont trouvé la formule de corps dont la manipulation laisse encore à leurs doigts une mauvaise odeur. Son personnage principal, Henri, l’Ecornifleur, le parasite, est un être démoralisé, tari d’humanité. Il n’est pas né méchant, on ne peut même pas dire qu’il le soit devenu. Non, il a fait marchandise de sa cervelle et de son cœur et il ne lui en reste plus pour vivre ; il a cette grande et mortelle infimité d’être au-dessous de la simplicité. C’est un malade de la littérature qui connaît son mal. Les sensations, les sentiments, les idées de tous les livres qu’il a lus, de tant de livres qui ont été écrits ! Sont en lui et vivent en lui leur vie factice à l’occasion de ses moindres gestes, de ses moindres actes. Et le malheureux, par un dédoublement cruel, aperçoit en lui-même le fantoche, l’être tout en paroles, qui usurpe son sang, ses muscles, ses nerfs et se met dans son corps tout entier en la place de son âme. C’est, en vérité, un effrayant cauchemar. Mais si cette larve veut agir et en quelque sorte réaliser les mots dont elle est faite, elle ne le peut pas. Son existence fantomatique s’évapore à l’épreuve de toutes les réalités. Vous sentez bien qu’il y a là plus qu’un cas individuel. L’Ecornifleur est un type. Il est la figure d’une génération sans vigueur, toute passive, qui semble, tant elle apparaît vide et vaine, n’avoir pas marché sur le sol des vivants ni respiré d’autre air que celui des cabinets de lecture. Plus d’un signe fait pressentir qu’elle a vécu. Si elle n’est pas morte tout à fait, ce livre la tuera. Et, voyez, c’est avec un rire insultant que ceux qui viennent l’enterreront. »

Publié dans humour

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