PERFECTION

Publié le par LAURENCE NOYER

Lucien Muhlfeld : « Le monde où l’on imprime » chapitre XV : Les jeunes maîtres du roman « Maintenant disons la louange de Jules Renard. Jusqu'à quel point est-il amusant d'analyser un écrivain de gaîté? Pourquoi la musculature du rire serait-elle matière plus agréable au physiologiste observateur que celle du pleur ? ou même du bâillement ? Si elle n'est pas plus drôle au lecteur, elle est plus difficile au rédacteur. Il est fort pénible de décomposer les éléments d'un comique, surtout d'un comique contemporain. On ferait à la rigueur une honorable conférence sur Scarron, en racontant sa vie et en soulignant les renseignements que sa manière et sa matière nous donnent sur le mouvement littéraire et sur la société de son temps. Mais la biographie de Jules Renard m'est inconnue et serait déplacée pour sa pédagogie et sa place historique, ce serait trop de pédanterie que d'essayer d'en parler. Pourtant, je m'en voudrais, relisant un jour ces chroniques, de n'y trouver pas assez souvent le nom du meilleur fantaisiste dont elles étaient contemporaines et de ne pas avoir publié le plaisir que je lui avais dû. Car, si Allais a plus d'invention, Courteline moins de bride, Veber une joliesse plus classique, Bernard plus de philosophie, Jules Renard n'est pas moins le Maitre du Rire moderne, pour quelques raisons. M. Renard est un bon observateur, fouilleur et pas gâcheur, qui voit beaucoup, et n'oublie rien, puis qui sait prendre ses trouvailles dans ses deux mains bien fermées, et vous les apporte, sans bousculade, sous les yeux, en frôlant le nez. J'entends que sa plus rare qualité est peut-être la vertu de son style, sans lointain ni recul, immédiat, perpétuel présent d'indicatif, qui ne fait ni ne demande crédit. Et vous entendez aussi que la vertu de ce style correct, précis, clair comme du La Bruyère, n'est rien auprès du genre de mérite intellectuel, de netteté, de sûreté et d'économie dont cette écriture même est le signe tangible. Mais M. Jules Renard n'est pas moins heureux dans le choix de ses légendes que dans leur vision et leur exécution. Le fantaisiste médiocre s'astreint à trouver des « sujets drôles », de réjouissantes blagues. Jules Renard est assez original de regard et d'écriture pour choisir presque au hasard. Ce donc que j'entends par l'heureux choix de ses sujets n'est pas le bonheur des anecdotes, dont les Charivaris et les Tanz-Tam de 1860 ou les Fliegende Blàtter d'aujourd'hui servent aux confrères pauvres de mine inépuisable non, c'est l'ingénieuse façon de voir, sa compréhension personnelle de tout fait-divers. La disproportion des valeurs et des titres, des tempéraments et des attitudes, des intérieurs et des façades, est ce qui le touche dessus tout. Son roman, l'Écornifleur, est le jeu logique de quatre ou cinq personnages ni vulgaires ni distingués, dans l'incohérence naturelle de leurs caractères et de leurs snobismes. L’Écornifleur est un roman nouveau, et c'est déjà extraordinaire. C'est un récit que n'avions-nous pas lu, en substituant Pierre à Paul et Foley à Dèlpit. -C'est un sujet frais, c'est-à-dire un mode neuf de situation vraie et connue, avec son expression littéraire conforme, inédite. M. Henri écornifle le bonheur des ménages où il pénètre ni par passion, ni par sensualité, mais par la force des choses, par crainte d'être impoli. Une telle situation est parente de celles où tour à tour s'amusèrent Noriac, Gyp, Lavedan. Mais elle n'est pas traitée avec esprit. Il n'y a pas de mots, ni de drôlerie d'écriture. C'est de l'ironie sentimentale point un récit attendri dont on relève la fadeur par des plaisanteries passementées au contraire, un roman léger et ironique, avec les repos mélancoliques d'un esprit un peu clairvoyant qui se lasse de plaisanter. Aussi bien l'homme (l'écornifleur) vivant en société, généralement à l'ironie de l'un correspond la naïveté, la peine ou l'ahurissement des autres. Il y a le farceur et ses victimes. Ce n'est jamais comique des deux côtés. Et dans ce roman la drôlerie du côté face et l'amertume du côté pile se correspondent et se complètent merveilleusement. J'aime que chez Jules Renard, sans grossissement, la médiocrité soit honorable, le ridicule discret, et l'inattendu sans surprise. Il lui suffit de nous mettre constamment sous les yeux le type et le rôle pour que de leur discord surgisse le comique. Vous savez, pour avoir dîné auprès de gens spirituel, que le procédé des amuseurs est de ne jamais rire. Aucun des écrivains gais de la promotion, récente ne rit donc. Mais la supériorité de Jules Renard qui le fait, disons-le, le Maître du Rire moderne, c'est que non seulement il ne rit point, mais est QU’IL NE FAIT JAMAIS RIRE. Jules Renard excelle à nous le suggérer, par une incantation sienne, qui spécifiquement vaut celle des poètes. Puis, l'adresse de ce littérateur va jusqu'à enfermer en nous l'impression comique obtenue, à l'empêcher de s'évaporer dans le bouillonnement d'une gaité, à veiller à ce qu'elle ne fuse dans un rire. Aussi est-il, entre les fantaisistes, celui dont on ne se lasse point. Les coins des Sourires pincés, les papillottes de ses Coquecigrues, les éclairs de sa Lanterne sourde, autant de petites pages à relire jusqu'à la mémoire par cœur sans altération du plaisir, puisqu'il n'y a pas là rire émoussable ou surprise de suite éventée, puis aussi qu'il ne fatigue point par les bavardages et les délayages où s'embourbent les vieux comiques, sous prétexte de récit « bon enfant », puis enfin qu'il surveille son style jusqu'à une maîtrise spéciale, menue et propre, excellente à dire ce qu'il veut sans plus. Ainsi, notre précieux confrère, avec au fond une spirituelle connaissance du cœur humain, à la forme un souci récompensé du parfait, et les plus louables ruses, améliore grandement, par ses petites cultures intensives, le champ des lettres françaises. Avec un mérite supérieur, M. Renard est presque ignoré. Je ne veux pas lui donner la mauvaise posture du génie méconnu. Le ridicule serait deux fois injustifié. Il n'est pas tout à fait un génie, et il n'est pas tout à fait méconnu. Mais sa vente est médiocre. L’Ecornifleur n'a! pas « percé ». On n'estime l'écrivain que comme fantaisiste. C'est décidément insuffisant, aujourd'hui surtout que Renard nous apporte les menues merveilles de Poil de Carotte. On s'apitoie sur l'Enfance abandonnée et coupable. M. Renard nous apprend à plaindre plus justement l'enfance innocente et tourmentée. Poil de Carotte est le troisième gosse de la famille Lepic, celui qu'on n'aime pas. On nous conte ses petits malheurs, et une tristesse en sort d'autant plus vive que Poil de Carotte est plus philosophe, d'une résignation précoce qui désole « Tout le monde ne peut pas être orphelin. » Le mal n'est pas d'avoir les oreilles tirées; c'est, tout jeune, de n'apprendre pas l'art d'espérer qui est tout l'art de vivre. M. Renard précise les petits états d'âme de ce gosse par une foule d'aventures ingénieuses et naturelles qui sont les chapitres du volume. Prenez-en un, lisez-le de près, cherchez à enlever une phrase, à changer un mot c'est impossible. Le relief voulu disparaîtrait, ou au contraire s'accuserait, brutal. C'est la perfection de Voltaire. »

Publié dans humour, style

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