SOUZA

Publié le par LAURENCE NOYER

Robert de Souza : Mercure de France « La poésie populaire et le lyrisme sentimental » (livre) 1899« M. Jules Renard taille, lime, ajuste [...] toujours à froid, comme La Bruyère. Depuis qu’a paru cette étude (Gil Blas, 8 juin 1895), M. Jules Renard a publié notamment Histoires naturelles, la Maîtresse, Bucoliques, qui eussent demandé, en particulier sur l’interprétation de la nature, des développements nouveaux. De plus, M. Jules Renard a donné au théâtre le Plaisir de rompre, un acte, et le Pain de ménage, un acte, qui mirent en pleine lumière la qualité si spéciale de son art et de son esprit … Jules Renard recourut à l’invention de nos moralistes pour rendre sans doute au roman contemporain le même service qu’en tira la philosophie. Depuis que le roman n’est plus seulement une histoire, mais une étude, qu’il vise à renseigner sur notre vie extérieure et intérieure …. Cela donne une suite de placages, fort intéressants parfois ; mais l’on n’a que l’illusion de la vie. Jules Renard eut le sentiment très vif que nos moralistes, en fixant l’homme d’un trait de lumière, avaient souvent déjoué la superfluité d’observation de nos romanciers. Leurs maximes, toutefois, leurs portraits mêmes, qui accumulaient sur une seule tête tous les signes humains, témoignaient de la vie sans la peindre. Il s’agit pour le romancier de transposer en lignes et couleurs la perspicacité du moraliste et, à son tour, d’en rendre l’œuvre vaine, car tout geste humain, inconsciemment, transcrit de lui-même la maxime qui l’eût signifié. Jules Renard trouva le geste-maxime, le geste définitif, l’unique qui marque le penchant secret ou le caractère. Ce geste-là colore autour de soi les choses et les fait siennes. Il établit aussitôt la relation psychique qui nous unit au décor dans un éclair. Et, seuls, ces éclairs comptent. Nos actes, qu’ils soient des faits de conscience, comme dit Paul Bourget, ou d’énergie physique, ne forment pas une chaîne. Le travail antérieur qu’ils indiquent est toujours confus, mêlé, traversé de lueurs contradictoires, en somme inconscient, et la soi-disant analyse, qui croit le débrouiller de sa logique, n’y ajoute que son bavardage. De là la nécessité, pour ne point fausser la vie, pour tenir l’unité parfaite, des scènes brusques et ramassées qui laissent tout dans le noir, en dehors du point qu’illumine une projection de « lanterne sourde ». La Lanterne Sourde, tel est, en effet, le titre d’un des volumes de Jules Renard. Il la projette de préférence sur les paysans, sur les petits bourgeois, sur ceux qui participent des uns et des autres. C’est que, les uns et les autres gardent des ridicules pittoresques à travers des souffrances d’autant plus navrantes qu’elles peuvent s’exaspérer sans jamais s’exalter. L’être humain qui, dans la lutte pour les sous, - exclusive -, n’est plus qu’un journalier de l’existence, voit la platitude — notre ennemie la plus implacable — flétrir toutes espérances, une à une. Il n’a pas de quoi nourrir son imagination, et, lorsqu’il a de quoi, c’est pire. Renard a dit toute sa destinée en l’une des pensées de ses Noisettes creuses : « J’essaie de fuir la vie et ses tracas, de me réfugier, comme on dit, dans le rêve, et j’ai rêvé toute la nuit que je n’étais pas fichu de trouver mon chapeau. » Or presque tous les hommes en sont là. La vie, loin de les délivrer, les emmure. A mesure qu’ils grandissent, les murs de la prison s’élèvent avec eux. « Une fois grands, nous serons libres », disent-ils. Les voilà grands, hommes faits ; mais les murs grandissent toujours, les dépassent, montent, se courbent en voûte : ils n’ont plus qu’à attendre la mort. En attendant, Jules Renard, bon geôlier, les surveille. Il a ouvert juste le carré d’un petit judas sur leurs grimaces tragiques ou grotesques. Rien ne lui échappe. Il est inutile que nous fassions les malins : on n’échappera pas plus en gros qu’en détail. Avec ses airs de rire, son œil nous tient ferme…. Jules Renard a, de même, portraituré des types qui pourraient refaire une famille à Joseph Prudhomme : M. et madame Bornet, Eloi, M. Sud, etc., petits-neveux d’ailleurs plutôt que petits-fils, peu portés à l’emphase. Il excelle à ces défilés d’«homuncules », aux vanités infimes, aux naïvetés à la fois retorses et imbéciles, idiots ou gâteux, dont les gestes se détendent à vide comme des arcs sans flèche. Les simples de village surtout, vagabonds ou innocents, il les a marqués d’un trait presque lyrique. Tiennette la Folle dresse une silhouette inoubliable. Mais tout disparaîtra devant l’immortel Poil de Carotte. Pourquoi Poil de Carotte n’est-il pas encore légendaire ? Il mériterait plus que le Petit Bob une universelle popularité. Le Petit Bob est l’accident d’une éducation transitoire et de luxe. Poil de Carotte est éternel. Sa biographie est celle de celui qu’on n’attend plus. Et il y en a tant aujourd’hui qu’on n’attend plus ! Pour comble de malheur, celui qu’on n’attend plus ne flatte pas la vanité familiale. Son prénom a disparu devant l’admirable surnom de Poil de Carotte, qui peint si bien, avec les cheveux jaunes, toute l’inutilité dérisoire d’un être. Sa figure est mouchetée de taches de son. Ah ! Sa figure ne prévient guère en sa faveur ! Poil de Carotte a des oreilles si larges, si concaves que la petite voisine, quand elle joue sur le sable, les lui demande « pour faire des pâtés ». Poil de Carotte marche si mal qu’on le croirait bossu. Renfrogné et silencieux, Poil de Carotte est hirsute, sale de cette malpropreté distraite des lunatiques et des philosophes. M. Lepic est son père, et madame Lepic sa mère. Il a pour aîné Grand Frère Félix, et Sœur Ernestine pour sœur. La famille bourgeoise est au complet. C’est le brave homme, d’esprit faible et de cœur bon, mais aveugle, brouillé avec la psychologie ou qui veut l’être, pour avoir la paix. C’est le garçon égoïste et mou dont l’inertie s’arrange et profite à merveille des injustices dont on gratifie le cadet. C’est la fillette douce et insignifiante, rapporteuse. Enfin, c’est la mère qui mène tout, hargneuse et mauvaise. Sa maternité partiale a la honte du dernier né agressive. Sous prétexte de corriger, elle persécute, et en dessous, avec une hypocrisie raffinée. Poil de Carotte subit. Il est seul au milieu de tous et il en prend son parti. Il se sait laid ; les mauvais traitements ou la fausse commisération le lui font assez sentir. Et, entre deux corvées, il rêve, il meuble d’une façon à lui sa solitude. Toujours pris entre l’arbre et l’écorce, il finit par garder un air absent et stupide ; il s’en revêt comme d’un uniforme dans l’espérance qu’il sera classé une fois pour toutes. Mais sa bonne mère le déclasse tout le temps. C’est toujours différent et toujours pareil. Qu’il soleille ou qu’il vente, les calottes pleuvent. Mais Poil de Carotte est affectueux : il voudrait tant aimer quelqu’un et qu’on l’aimât ! Ce sentiment lui fait commettre des maladresses : chaque fois qu’il veut être agréable à ses parents, cela tourne à sa confusion. Poil-de-Carotte est fier ; il se console d’un mot douloureux et drôle : « Tout le monde ne peut pas être orphelin », dit-il. Il faut lire le livre pour se rendre compte que Poil-de-Carotte n’est pas le frère d’un des enfants célèbres de Dickens ni de l’Enfant de Jules Vallès. Il ne souffre pas d’un martyre exceptionnel ; son existence est affreuse en restant coutumière. Les passants ne remarquent rien en côtoyant la maison. Rien ne transpire de l’intérieur ; ils ne voient de temps à autre qu’une tête rousse, bouffonne, et ils rient. — Ces pauvres Lepic ! Ils ont un enfant bien vilain ; il a même l’air mauvais ! Jules Renard ne s’est pas contenté d’appliquer le sens nouveau de son art à des scènes détachées. Son roman l’Ecornifleur est un des plus originaux de ces années dernières. La facture, d’abord, en est personnelle. Tout ce qui n’est pas le geste définitif, l’éclair dont nous parlions, est supprimé. Ses chapitres, comme ses petits tableaux à part, se succèdent par brusques et rapides projections ; ils ont chacun leur unité complète. Ainsi que dans la vie, il n’y a point de remplissages analytiques pour remplacer ces secondes de silence qui séparent les faits. L’unité de l’œuvre entière n’en est pas affaiblie, car les gestes se commandent les uns les autres et se fondent au même point l’un dans l’autre, sans qu’une brume explicative les fasse évanouir hors du cercle vivant. L’Ecornifleur est le parasite, non seulement le pique-assiette, mais l’insecte malfaisant, le ver qui ronge une famille comme un bois de lit. Il faut des années pour qu’on s’aperçoive du ravage. Il est le touche-à-tout ébrécheur des intimités. Il ne casse pas : il « écorne ». Celui de Jules Renard est le petit homme de lettres d’esprit impuissant et de cœur lâche. Il profite de la naïveté éprouvée de bons bourgeois pour s’installer d’abord à leur table et, bientôt, dans leur chambre. Dès les premiers repas, il a vicié l’atmosphère. Et, lorsqu’il s’enfuit, dégoûté de la place et de lui-même, il a « écorné » la femme et demi-violé la filleule. II semblerait, à cet examen, qu’il dût ressortir de l’œuvre de Jules Renard une impression de réalisme un peu inférieur. C’est que je me suis moins préoccupé de la tonalité de l’œuvre que de son humanité. Or son humanité ne craint pas, parfois, d’être basse pour être profonde. A coup sûr, elle est poignante, triste. Avoir souvent rangé Jules Renard parmi les auteurs gais est presque une anomalie. Mais la tonalité de son œuvre est d’un art souverain. Tandis que l’humanité quotidienne grimace, il montre ses pauvretés ou ses laideurs sur un fond de nature lyrique. Il a établi un divorce bizarre entre nos ridicules et les beautés de la terre. Il promène des infirmes par des jardins parés. Au milieu d’aventures grotesques, on rencontre de ces phrases : « Plus loin, il faisait envoler d’un peuplier une bande de chardonnerets et l’arbre semblait brusquement secouer des fleurs chantantes. »L’humour spécial dont il vernit l’ensemble est de qualité rare, étrange d’ingéniosité : il semble qu’il tire la toile autant qu’il la lustre. C’est ainsi que Jules Renard est notre petit maître hollandais : quelque Van Ostade ou Teniers le jeune, avec moins de bonhomie. Comme nos peintres, il a soin de sacrifier souvent à l’effet l’exactitude. Et tout ce qu’on peut dire contre son art, c’est que le souci de pincer ses semblables pour voir la grimace qu’ils feront s’est peut-être substitué quelquefois chez notre moraliste pittoresque à celui de la vérité. »

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