PICARD

Publié le par LAURENCE NOYER

André Picard : La Revue Blanche, 1er avril 1902 « Le Plaisir de Rompre » « La Comédie Française vient de mettre à son répertoire le Plaisir de Rompre, de M. Jules Renard. Cela était nécessaire. On n’y a guère tardé plus de deux ans. Ne blâmons pas ce retard : les chefs-d’œuvre ont le temps d’attendre ; ils ne risquent ni de se défraichir, ni de se démoder. Et tel que celui-ci nous apparut jadis, sur la scène des Escholiers, nous l’avons retrouvé, dans sa perfection accomplie et définitive, sur celle, plus imposante, du Théâtre-Français. Voici un rare échantillon de la meilleure littérature dramatique de ces dix dernières années. Cette pièce de théâtre est une pièce de musée. Elle réunit à elle seule toutes les conditions et toutes les chances de durée. Vous en connaissez le sujet, qui est simple, ironique et douloureux. Point de conflit ; nulle complication de fait ; l’action du petit drame est toute intérieure. L’émotion vous en est suggérée, lentement, insensiblement, avec un art extrême de transitions et de nuances. Deux amants se quittent, ils se quittent parce qu’ils l’ont résolu, d’un commun accord de raison et de sens pratique. Leurs vies, qui suivirent, quelques années, le même chemin, bifurquent ; chacun va vers un idéal et un bonheur moyens ; chacun a son égoïsme. Leur liaison ignora les agitations de la passion : pourtant ils s’aimèrent comme ils s’aiment encore : ils ont des habitudes de cœur et de chair. Et la même entente qui fit leur union, fait leur divorce harmonieux. Tout est prêt. L’heure est venue. Voici le dernier instant. Qu’il est douloureux ! Tout à la fois, ils souffrent et ils sont résignés à souffrir, et résignés à se consoler, et résignés à être heureux autrement. Contre quoi se révolteraient-ils ? C’est leur volonté qu’ils accomplissent, tristement. Ils sont raisonnables et sensibles, plus raisonnables que sensibles ; et leur cœur proteste contre leur intelligence qui tout de même aura raison. Ils liquident le passé, ils préparent l’avenir ; mais le présent est dur. Et dans l’atmosphère de ce petit salon bourgeois, paisible, bien rangé, on sent peser le tragique obscur, irrévélé, la tyrannie de la vie moyenne, qu’on accepte, soumis. Cela est affreux. Point de cris, point de larmes, point d’éclat ; ils ont de l’esprit, comme par prudence et par pudeur, jusqu’à ce qu’un élan de lyrisme tout à coup emporte l’amant. Mais tout de suite il se calme, il se reprend, il regrette. Et tout à l’heure, lui parti, elle pleurera longtemps, sans sanglot, près de la lampe baissée. Et il ne nous est point permis à nous de pleurer ; même çà et là, plus d’une fois, à quelque vive réplique, nous avons ri ; mais nous emporterons, ineffaçable, le souvenir d’une émotion discrète, profonde, poignante, sans cesse accrue. Ai- je besoin de vanter encore la rare qualité littéraire du dialogue. Personne n’écrit avec plus d’art, plus de grâce, plus d’ « exactitude », plus d’ironie tendre ou douloureuse, plus d’esprit et plus de poésie parfois que Jules Renard »

Publié dans Plaisir de Rompre

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