BACHELIN

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Bachelin : Paris-Journal, 26 mai 1910 « Un enterrement au village » « C’est parce qu’il s’agit de Jules Renard que j’ai choisi ce titre : je sais qu’il l’eût aimé. Je pars, lundi soir, avec son fils, Tristan Bernard et Alfred Athys, de la gare de Lyon, à dix heures et demi. Sa femme, sa chère fille sont restées là-bas, dans le petit appartement de la rue du Rocher, qu’il a quitté, lui, à trois heures de l’après-midi. Elles n’auraient pas la force de le suivre. Mais leur pensée, mais toute leur vie est avec nous. Je suis sûr que, de loin, elles voient, en tête du train, ce fourgon réservé et scellé. Le train roule longtemps. Il n’y a pas de heurts. Vers trois heures du matin, nous descendons sur le quai de la gare d’Auxerre. Le soleil va se lever. Il fait frais et clair. Il eût aimé cette matinée. Il a écrit : - Lève-toi matin. Ne devrais-tu pas être debout dès l’aurore ? Et quatre heures, c’est trop tard ! Il n’est que trois heures, et nous allons voir le fourgon. La porte est toujours fermée. Six heures et demie. A Corbigny, Simon, le Philippe de ses livres est là. Il s’est occupé de tout. Nous n’avons qu’à attendre, à l’entrée de cette petite ville que rien ne peut bouleverser. Le soleil est installé déjà dans la rue, ramenant la vie quotidienne avec des poules qui picorent. C’est tout. La journée entière sera pareille. A huit heures, son cercueil passe du fourgon sur le corbillard, auquel un cheval blanc est attelé. On accumule, autour, dessus, toutes les couronnes, toutes les fleurs qui sont venues, avec lui, de Paris. Vous qui êtes habitués aux longs cortèges de Paris, venez ! Ce grand homme qui, quinze années durant, s’occupa du village où il avait vécu, enfant, la vie de Poil de Carotte, et dont il était le maire bienveillant et bienfaisant depuis 1904, je ne vois pas autour de lui, aujourd’hui ce concours de populations, dont on a parlé. Certes, il n’a pas voulu de cérémonie officielle, de discours, de piquet d’honneur. Mais peut-être le département de la Nièvre aurait-il pu rendre, au plus grand de ses enfants un hommage plus ému, plus sincère, quoique silencieux et discret. Nous suivons le corbillard qui s’en va de Corbigny à Chitry-les-Mines. J’entre dans le pays de ses livres, dans ces paysages à la fois grands et austères, sous ces arbres qui se flattent de leurs longues branches qu’aujourd’hui la brise du matin agite pour des signes, pour des gestes d’adieu, sur cette route qui est pour lui, celle du suprême départ. Je marche dans ses livres. Des mots crient sous mes pas. Du sommet de la route, nous découvrons la Gloriette, la maison basse, à toit de tuiles, cachée un peu derrière les arbres, où, treize années de suite, il passa plusieurs mois chaque été, avec sa femme et ses deux chers petits. Elle est désertée. Autrefois, elle faisait face au château ; elle n’était qu’un long rez-de-chaussée, mais, située sur une éminence, elle montait dans le ciel aussi haut que les tourelles de ce château dont il a souvent parlé. Elle montait beaucoup plus haut encore. Aujourd’hui, le château se dresse solide, fier. Une des cheminées fume. Je dis à Tristan Bernard : - On dirait que c’est le château qui est le plus fort, qui a raison. Sur différents points de la route, des femmes, en caracos et bonnets noirs, attendent le cortège et s’y mêlent. Elles ne font pas le signe de croix. Quelques-unes ne sont pas vieilles, mais il meurt si tôt qu’elles ont dû le connaître tout petit. Et voici, à l’entrée de Chitry, les enfants de l’école. Ils ne savent pas, eux que, quarante ans auparavant, le 24 mai 1870, Poil de Carotte passait peut-être sur cette même route. Et – c’est une autre phrase de ses Bucoliques, - je sens à l’œil un petit travail de source. A la plus légère pression, ça jaillirait. Leur instituteur, M. Roy, que Jules Renard aimait, est visiblement ému. Il s’occupe de ses petits. Il songe au grand disparu qui, de près ou de loin, s’occupait de lui, de son école, était comme le véritable instituteur. Nous passons devant la mairie : au-dessus de la porte, le drapeau s’incline, en deuil. Nous passons aussi devant l’église. Et la route continue encore cinq minutes ; après ce sera comme si, brusquement, elle s’abimait, dans un gouffre. Nous arrivons au cimetière. Le caveau, grand ouvert, attend. Il a déjà pris, pour lui tout seul, M. Lepic, grand frère Félix. Mme Lepic les a rejoints il n’y a pas encore un an. Le tour de Poil de Carotte est venu bien vite. Les assistants s’en vont, après avoir serré la main de son fils. Cela ne dure pas cinq minutes. A neuf heures et quart, tout était consommé. On n’a pas prononcé un seul discours. Nous allons voir la maison de Poil de Carotte ; il avait commencé, l’été dernier, à la faire réparer, transformer. Les travaux se poursuivent lentement. Nous voyons la Rondotte, sa Ragotte. Elle ne s’est même pas dérangée pour venir à l’enterrement ! Et Philippe ne paraît pas autrement ému. Il disait, en 1903 : « C’est ce qui me passionne, cette lutte continuelle avec ces natures frustres et primitives. » Et il me l’a dit trop souvent pour que je ne le répète pas : il se rendait compte que ses efforts pour amener à plus d’indépendance, de dignité, de pitié désintéressée, ses frères farouches, étaient vains, pour longtemps. Mais il répétait aussi qu’il fallait semer pour plus tard. Et je lui citais ces deux vers de Rostand qui fut, dans ces douloureuses circonstances – avec Alfred Athis, Tristan Bernard, Descaves et Antoine – d’une délicatesse et d’un dévouement admirables : « Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès. Non ! non ! C’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! »

Publié dans MORT

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