BACHELIN

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Bachelin : Nouvelle Revue Française, 1er juillet 1910 « Jules Renard » « Il avait d’abord cessé d’écrire. Il ne pouvait plus envoyer, à quelques vieux amis seulement, que de courts billets d’une écriture qui n’était déjà plus la sienne. Sa main tremblait trop. Il lisait encore un peu, quelques journaux, de livres plus du tout. Presque plus rien ne l’intéressait. Je le voyais, derrière son bureau, frileux, une couverture sur les genoux. Parfois, trop souvent, il laissait, hélas ! tomber la conversation. Que ces minutes de silence étaient longues, pénibles ! Puis on ne le vit plus dans son cabinet de travail. Il restait couché, sans forces, sans énergie. Il disait, vers le quinze mai ! – Allez, dans deux mois je serai un pauvre garçon ! Et trois jours avant de mourir, il voulait absolument partir, il voulait fuir dans les Vosges. La mort le perdrait de vue ; elle ne le suivrait sans doute point jusque là-bas. Un peu avant de perdre connaissance, il dit à sa chère femme, sa compagne de toutes les minutes pendant vingt-deux années de sa vie : - Ma petite Marinette, ah ! je vais te faire de la peine, pour la première fois ! Et ce fut une agonie, avec ces râles comme en ont tous les mourants, illustres ou anonymes, et qui dura trente-sept heures. Mais, parfois, du fond de sa poitrine, un gémissement douloureux montait, qui avait comme une personnalité, un gémissement dans lequel je reconnaissais sa voix. Pas de soubresauts. Il était déjà immobile, les paupières à jamais rabattues sur les yeux : mais la bouche d’où le dernier souffle allait bondir vers quels pays inconnus ? Maintenant, sa bouche aussi est fermée. Ses mains froides sont croisées, ces mains que, pauvre femme, vous vous obstinez douloureusement à couvrir de baisers, pour les réchauffer un peu, ces mains si froides, en pleurant, en ne trouvant que ces mots à dire, d’une infinie tendresse : - Mon pauvre petit ! mon pauvre petit ! Que tes mains sont froides ! Son front aussi est bien froid. Ses joues se sont creusées, sa barbe dure a poussé : son visage s’est allongé. Il m’écrivait en 1905 : - Vous êtes plus jeune que moi ; vous m’enterrerez certainement. Alors quel beau discours vous réciterez, près de mon buste sur quelque chaume nivernaise ! Je ne pouvais pas le croire. Pourtant il avait raison. Dans ce pays dont il aimait tout, depuis les arbres jusqu’à ses frères farouches les paysans, en passant par les animaux, j’ai suivi son cercueil. Ces paysans que, de la terrasse de la Gloriette où, chaque soir, avant le crépuscule, en suivant les bords du canal de Chitry-les-Mines à Marigny-sur-Yonne, il contemplait, faisaient tout à la fois sa joie intime et son désespoir. Je me souviens de lui avoir parlé de cette prodigieuse Lorraine que nous fit sentir Barrès, avec ses étangs mornes, ses châteaux en ruines, ses sapins, ses montagnes. Ici, rien de tout cela. Nulle hardiesse, mais nul affaissement non plus. Certes, ce fut une belle nuit d’été sur ces campagnes qui lui inspira, lui imposa cette image qu’il aima entre ses meilleures : -« Dans la campagne muette, les peupliers se dressent comme des doigts en l’air et désignent la lune ». Seulement, de ces paysages, il doutait toujours qu’il eût donné, - comme Barrès de la Lorraine – à ceux qui ne le connaissaient que d’après ses livres, une sensation exacte. Mais n’a-t-il pas dit, à la fin du discours qu’il prononça lors de l’inauguration, à Clamecy du buste de Claude Tillier : « C’est la noblesse des idéalistes comme lui qu’ils soient d’éternels mécontents, qu’ils cherchent toujours la perfection et ne la trouvent jamais ». D’autres, plus habiles, définiront sans nul doute mieux que moi son génie particulier. Mais il ne fut pas uniquement le méticuleux observateur que quelques-uns ont dit : Oui, il regarda de près ; il fut « un œil ». J’ai tenté de montrer ailleurs en quoi, réaliste, il diffère des réalistes purs…. Mais il ne se contenta point de viser à l’exactitude, de serrer de près sa vérité à lui, de la poursuivre jusqu’à ce qu’il l’eût forcée. C’est de ce terrain qu’il fouillait, qu’il retournait sans cesse, de ces observations qu’il ne cessait d’accumuler, de tasser autour de ses personnages et de lui-même, qu’ont jailli ses plus riches, ses plus fortes images. Il fut un lyrique d’une personnalité aiguë qui traduisit, en phrases d’une inoubliable précision, d’éternels et vagues états d’âme. « La vraie vie intérieure commence. Le frisson brusque, et sans cause connue, que les arbres se transmettent en une courte agitation, passe au cœur de l’homme soudain grave, et le laisse longtemps troublé. » Il ne fut pas de ces prodigieux poètes éperdus qui ne se meuvent à leur aise qu’entre les mondes, ni de ces désespérés qui déchirent leur propre cœur. Il avait la pudeur de son émotion. Il n’aimait pas étaler au grand jour ses enthousiasmes ou ses souffrances. Qu’est-ce qu’un autre que lui eût fait, du Pain de ménage ? Sans doute une larme, vite refoulée, ou essuyée. D’une enfance contrainte et douloureuse, d’avoir vécu dans une de ces vieilles maisons à porte pleine garnie de clous, il avait gardé l’habitude de ne pouvoir qu’à peine entr’ouvrir sur son âme les volets. Nous qui avions le bonheur d’être nés dans des villages d’où l’impitoyable vie nous arrache, mais où nous avons laissé notre secrète enfance, nous nous imaginons parfois qu’elle est morte. Nous nous ferions fort de dire le jour, le lieu de son ensevelissement. Mais c’est par des résurrections de chaque minute, par une silencieuse obstination à ne pas s’endormir, qu’elle s’impose à nous, pour nous compléter, pour nous agrandir, pour faire de nous ce que nous pouvons mériter d’être. Il n’a pas été l’enfant pauvre, le fils d’ouvrier qui s’en va, par les chemins et les petites rues, avec la conscience d’être, par ses parents, à la merci des riches. Mais il fut, pauvre petite tête aux cheveux roux, à la merci d’une mère prévenue –eût-elle pu dire pourquoi ? – contre lui. Entre M. Lepic froid et grand frère Félix indolent, à qui pouvait-il se confier ? Sa maison était pour lui plus rude que le désert. Il ne vivait que dehors, dans le toîton, dans le jardin, dans le pré, sur la route. Il cherchait un centre autour duquel se mouvoir, vers lequel chacune de ses joies, de ses douleurs d’enfants eût naturellement rayonné : il ne la trouvait nulle part. Ce n’est pas lui, ce renfermé, ce silencieux, ce songe-creux, cette âme de lièvre où il fait noir, qui eût pu écrire ce cantique des cantiques de l’enfance qui nous donna Charles-Louis Philippe avec La Mère et l’enfant. Cette onction de l’huile sainte, le parfum de ce baume, il ne les avait pas connus. Mais nous avons de lui cette œuvre aussi exceptionnelle dans sa généralité, dans sa grandeur, ce Poil de Carotte où l’âme d’un enfant, continuellement rabattue comme une pauvre flamme par le vent d’une nuit d’orage, s’allonge, se débat en tous sens, pour chercher sa voie, son bonheur à ne pas s’éteindre, qu’elle finira par trouver. Le bonheur, il le connut vingt-deux années, dans la paix, dans le calme d’une idéale vie de famille. Toujours, il sut se tenir à une sage distance de la superficielle, de l’absorbante vie mondaine, et il put aussi ne pas se classer parmi les écrivains pauvres. Sa dignité, son souci de l’art le gardèrent de succomber à la tentation d’écrire pour gagner toujours plus d’argent. Il ne vivait pas en ermite, mais en sage. Au fond, les longs voyages l’attiraient peu. D’humeur casanière, il revenait toujours à son cher coin du Nivernais. – Si j’allais en Tunisie, en Italie, me disait-il, avec quel plaisir je regarderais, en rentrant à la Gloriette, germer un haricot ? Il lui arrivait pourtant de médire de ce pays et de ses habitants, sur qui, disait-il, il n’avait plus rien à apprendre. Mais il ne pouvait s’en détacher. Que l’on songe que c’est de là que c’est d’eux que tous ses livres, à l’exception de deux ou trois sont sortis ! Il avait beau, chaque fois, croire le sol à jamais épuisé, devenu stérile, toujours d’autres fleurs, d’autres fruits, une autre moisson s’épanouissaient, mûrissaient… Il aurait pu, comme d’autres, et des plus grands, s’enfermer, faire de lui-même le centre de ses méditations silencieuses. Il ne le voulut pas. Etre un écrivain parfait ne lui suffit point : il fallut qu’il descendît dans la rue, sur la petite place publique qui se trouve souvent, dans nos villages, entre l’église et la mairie. On le vit passer, secourable, et le front haut dans ces quelques rues où Poil de Carotte avait traîné sa solitude ; il n’aimait pas seulement les paysans pour leurs longues conversations ternes, ou leurs longs silences d’où il savait que toujours jaillit spontanément, en une formule pittoresque. Il les aimait surtout pour eux-mêmes pour leur vie obscure, ignorée, sans gloire, et malgré eux-mêmes, insensibles, têtus, farouches. Qui maintenant viendra les voir ? Il repose dans le cimetière où sont leurs pères, leurs enfants. Après un enterrement officiel, bruyant, sans doute il n’eût pas été tranquille dans un cimetière de Paris ; il est là-bas, non loin de la rivière, du côté de la famille d’arbres qui mettent longtemps à mourir, et qui gardent les morts jusqu’à la chute en poussière. Lui, il est couché déjà. Mais Poil de Carotte vit encore, vivra toujours… »

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