BEAUNIER

Publié le par LAURENCE NOYER

André Beaunier : Le Figaro (supplément littéraire), 28 mai 1910 « Un littérateur » « Sur la tombe qu'en notre souvenir nous dresserons à Jules Renard, nous graverons: IL AIMAIT LA LITTÉRATURE. Ce caractère le distinguait de la plupart, des écrivains contemporains. Il était admirable pour cela autant que pour ses livres, lesquels attestent, d'ailleurs, ce goût particulier. Il aimait la littérature pour elle-même, et non pour l'emploi qu'on en peut faire. Je ne parle pas de son désintéressement pratique c'est le malheur des temps, qu'on le remarque un artiste qui travaillerait en vue de profits ou d'honneurs ne mériterait pas sa renommée, acquise trop cher, son argent, oui. L'erreur que je signale est moins laide, mais extrêmement pernicieuse. Presque tous nos écrivains, même honorables sont cessé de croire que la littérature, à elle toute seule, dût être une fin. Il est vrai que plusieurs seraient
alors, ou peu s'en faut, perdus. Leur simple talent ne suffit pas. Mais ils veulent exprimer des idées; du moins ils le disent. Et ils veulent réformer la société, qui est si lasse et qu'on surmène. Ils souhaitent de ne point passer pour des mandarins et ils y parviennent, souvent, bien au-delà de tout espoir. Quel intimidant spectacle, la moue qu'ils font et le dédain qu'ils révèlent, quand ils déclarent : C'est de la littérature. Mais, pauvres gens, il n'y a rien de
plus beau. Que des politiciens, des hommes d'affaires ou des apôtres marquent ce grand
mépris au jeu charmant des mots qui font de belles phrases, je ne sais rien de plus naturel, voire de plus recommandable. Un politicien qui rédigerait correctement sa profession de foi perdrait, du coup, maints électeurs; l'homme d'affaires égarerait sa clientèle, s'il entendait l'aguicher par un joli discours; et, l'apôtre, qu'il prenne garde au fin divertissement de l'art. Mais, aujourd'hui, ce sont parmi d'autres, les littérateurs qui appellent « littérature » l'objet de leur dérision…Du reste, Jules Renard avait, en politique et en philosophie, ses doctrines,
que je n'aimais pas beaucoup; mais il les aimait. Et cela ne l'empêchait pas d'accorder à la littérature un soin religieux il ne se croyait pas dispensé d'écrire par le prétexte de ses opinions. Radical ou socialiste, il écrivait comme les réactionnaires auraient le devoir de
le faire, s'ils comptaient parmi nos plus précieuses et nobles traditions le bel usage de la langue française. Il suivait le précepte de Quintilien Grarnmatices amor vitœ spatio terminetur; « que ton amour de la grammaire soit limité au terme de ta vie ». Il n'y a pas de meilleure devise, pour un écrivain et ensuite, on a du génie, par surcroît, si l'on peut. Mais on n'est pas responsable de son génie, tandis que, si l'on bâcle ses phrases, on est un mauvais ouvrier, un saboteur de ses outils. Jules Renard avait le souci des mots, comme un peintre a le souci des couleurs qu'il emploie. Les mots, il ne les employait qu'à bon escient. Il s'occupait de leur signification; il la cherchait et il la découvrait, dans le prodigieux et horrible désordre où nos penseurs les plus féconds et les plus ignorants ont mis notre vocabulaire. Quand il avait écarté tout cela, il était heureux de sa trouvaille quand il avait enlevé l'ordure et la gangue, il se réjouissait du diamant qu'il attrapait. Il recourait à l'étymologie et il savait
la première donnée du mot. Et puis, la lente histoire de ces pathétiques syllabes lui enseignait leur bel enrichissement. Les mots ont leur destinée il la connaissait. De cette manière, ils n'étaient pas, pour lui, de pauvres étiquettes hasardeuses qu'on pose vite et
bien commodément sur les idées. Il les considérait comme des réalités vivantes et impérieuses qu'on ne contrarie pas sans les blesser, qu'on ne brutalise pas sans les tuer.
Il prenait garde à eux. Il veillait à leur bon voisinage. Il les choisissait avec précaution. Il ne les entassait pas, à l'aventure, ainsi que font ces gaspilleurs dont les indulgents critiques vantent l'« abondance verbale ». Et il n'en voulait pas beaucoup à fois, mais il les triait.
Il ne se dépêchait pas. Et, comme il analysait sa pensée, il n'improvisait pas, à tout bout de champ, des néologismes. Les mots tout neufs ne valent rien. Ils n'ont pas vécu ils ne savent rien. Ce sont des enfants qui babillent on peut les trouver gentils, drôles ils n'amusent
guère que leurs parents. Jules Renard était fidèle aux justes règles de la syntaxe, qui sont les lois de la logique, et voilà tout. Afin d'être mieux sûr de ne pas embrouiller les idées, il les séparait les unes des autres, nettement; et il mettait chacune d'elles dans une petite phrase.
On lui a reproché quelque sécheresse. Mais il fallait bien être un Attique nerveux, pour réagir contre tant d'Asiatiques si gras. On lui a reproché aussi de ne traiter que des sujets menus. Si je nommais seulement ceux de nos romanciers qui manient de larges problèmes, on verrait comme il eut raison d'éviter leurs fautes. Il fallait réagir contre la sottise de ces
idéologues opulents. Et puis, il n'y a pas de sujets petits ou vastes. Toute la nature, avec ses forces violentes et minutieuses, est dans un pauvre paysage de campagne. Un portrait d'Holbein, étroit de cadre, me révèle mieux l'âme des hommes et des femmes que ne font ces portraits somptueux dont l'auteur, peintre d'étoffes, aurait si bien pu être tailleur, couturier, que sais-je?. On a dit encore qu'il manquait d'émotion. C'est que, par exemple, on n'a pas lu, dans le Vigneron, la courte histoire du petit bohémien. Il était un Alexandrin. Je le comparerais à Théocrite. Il a été le parfait littérateur d'un temps où abondaient et les rhéteurs et les barbouilleurs de toutes sortes. Quand se prodiguent ainsi les primaires, un bon écrivain s'enferme avec plus d'assiduité dans l'amour de son art. Il s'y cantonne; il s'y emprisonne. Têtu, il n'en sortira pas. On l'appellera pédant; et il sera content de l'injure, il en sera fier. Pendant que hurlera la multitude exubérante, il arrangera de jolis mots en belles phrases. C'est ce qu'a fait Jules
Renard, littérateur. »

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