DOCQUOIS

Publié le par LAURENCE NOYER

Georges Docquois : Le Figaro, 27 mai 1912 « La Demande » « Deux ans, presque jour pour jour, après la mort de Jules Renard, Poil de Carotte fait son entrée à la Comédie-Française: en honorant la mémoire d'un de nos écrivais les plus regrettés, la maison de Molière se fait, du même coup, grand honneur. Il est entendu que Poil de Carotte reste et restera le chef d’œuvre de l'auteur de ces Histoires naturelles qui sont si vite devenues un classiques! Le Plaisir de rompre, Le Pain de ménage, Monsieur Vernet et La Bigote semblent, avec Poil de Carotte, résumer tout l'effort dramatique de Jules Renard. Dans la nomenclature qu'il plaçait, selon l'usage, en tête de ses livres, il n'en figure, en efet, pas d'autre. Pourtant, il y en a une autre; et cette autre, c'est La Demande, qui fut sa première manifestation au théâtre et dont voici l'histoire: En 1892, le secrétaire de la rédaction de l'hebdomadaire Art et Critique, de Jean Jullien, consacrait dans cette revue, quelques lignes de chaleureux éloge à l’Écornifleur, qui venait de paraître. Touché du procédé, Jules Renard voulut faire la connaissance du signataire de l'article. Quelques jours après, notre ami commun Marcel Schwob nous présentait l'un à l'autre et Renard m'offrait un des exemplaires, déjà très rares à ce moment, de ses Sourires pincés. Il y a, là dedans, le roman navrant d'une pauvre laideronne de village qui, sur la foi des arrangements de son père (un fermier cossu), se croit, enfin, demandée en mariage, et s'aperçoit - après une manière de repas de fiançailles au cours duquel le prétendu ne lui a pas adressé une parole de tendresse - que c'est sa jolie sœur cadette que le galant recherchait... Vivement frappé par cette émouvante figure de sacrifiée, en qui je trouvais comme une première ébauche de Poil de Carotte, je dis à Renard, dès notre première rencontre: - Il y a dans La Demande matière à un acte très intéressant: voulez-vous m'autorisez à l'en tirer?- C'est que, répondit Renard, je l'ai déjà fait moi-même. Je voulus, aussitôt, battre en retraite.- Attendez donc! s'écria Renard, une idée me vient... Mais vous y prêterez-vous?- Dites toujours. - Eh bien, voici: à la vérité, le tableau que j'ai tiré de la Demande ne me satisfait pas entièrement. Je n'ai, jusqu'à présent, osé le montrer à personne. Faites donc la pièce, vous aussi, de votre côté. Quand vous l'aurez finie, avisez m'en. Nous prendrons rendez-vous. Je vous lirai la mienne; après quoi, vous me lirez la vôtre. Mon ami Eugène Bosdeveix assistera à ces deux lectures et donnera la palme à celui des deux essais qu'il estimera le meilleur. Si vous sortez vainqueur de la joute, je rejette ma Demande aux profondeurs du tiroir qui lui sert d'oubliettes; et c'est le vôtre, alors, qui deviendra la nôtre! L'arrangement ainsi proposé n'avait en soi rien de très tentant: mais l'originalité m'en séduisit. J'acquiesçai, résigné, par avance, à mettre au feu ma version, si, par maladresse, elle ne devait point obtenir d'agrément dudit bosdeveix.Mais, pour commencer, quel était cet arbitre au nom étrange? Jules Renard me le décrivit en ces propres termes:- Il a un durillon au bout de l'index gauche, la lèvre supérieure sèche, stérile,ou ravagée, et des cheveux droits sur la peau bien tendue d'un crâne plein partout. Il rêve un théâtre où s'agiteraient des bonshommes de vingt-cinq mètres! Gai, il a écrit l'Angoisse, un livre désespéré; et il chante toutes les chansons de Bruant, plus une! Il étudie l’œil du hibou, afin d'en fabriquer un semblable, qui permettra d'y voir la nuit. Enfin, il lit Baruch de Spinoza, Spencer et Bain! On comprend qu'à ce signalement je ne devais être qu'à moitié rassuré. Je fis, pourtant, bonne contenance et tins, tout de même, le marché conclu. Au demeurant, Eugène Bosdeveix était un être fort rationnel. Le jour de nous écouter venu, il nous écouta avec l'attention la plus sage et la plus réservée. Le sort avait désigné le premier tour à Renard. Il va sans dire que je ne l'écoutai pas moins curieusement que Bosdeveix. J'avoue que, déjà, je me vis distancié; et Dieu sait que j'applaudis, d'ailleurs, de tout mon cœur. - Ne m'influencez pas! protesta Bosdeveix, et lisez à votre tour. Je lus, mais sans confiance aucune et, par suite, assez mal, à mon gré. Et je jure que grande fut ma surprise quand notre juge, sans aucunement balancer, déclara que la Demande Renard le devait céder à la Demande Docquois! Le condamné se leva, ouvrit un tiroir, y rejeta son mince cahier et, cordialement, vint me serrer la main.Pour moi, un peu confus de mon succès, je dis: - Mon cher Renard, je ferai jouer d'abord la pièce en province. Nous irons la voir ensemble. Et, si le résultat ne vous paraît pas honorable, nous n'en reparlerons plus. J'ai, moi ausi, mon oubliette! De fait, la pièce fut, en catimini, créée sur la scène du Théâtre municipal de Boulogne-sur-mer, le 25 janvier 1895. elle figurait sur les affiches entre la Veuve au Camélia (de Thiboust et Delacour)) et Miss Helyett; mais elle était annoncée comme comédie de MM. Jules Renaud et Georges Docquois! C'est en riant mélancoliquement que je me rappelle avoir, avec un bout de fusain, rectifié, sur tous les murs de la ville réservés à la publicité, la malencontreuse coquille qui estropiait le nom de mon collaborateur, qu'ensuite, le coeur plus léger, je m'en fus quérir à la gare. À l'issue de la représentation, Jules Renard me dit: - On peut très bien risquer l'aventure à Paris. Le 13 avril suivant, je déposais le manuscrit à l'Odéon. Douze jours après (de telles choses sont rares), Marck et Desbeaux m'écrivaient: "Nous donnerons la Demande en novembre prochain."
La Demande ne fut point reprise à l'Odéon. Mais, par un jeu assez extraordinaire du hasard, M. Georges Rolle, directeur du théâtre Déjazet, en fit une exhumation pour ses intéressantes matinées du jeudi, il y a deux ans, à l'heure même où s'éteignait celui dont on a hier acclamé le souvenir à la Comédie-Française
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