BRISSON

Publié le par LAURENCE NOYER

A.Brisson : Le Temps, 27 mai 1912 « Poil de Carotte » (théâtre) « En revanche, Poil de carotte est allé aux nues. Il s'agissait encore de payer à la mémoire d'un littérateur illustre un tribut d'admiration et de vénération. Nul artiste n'aura été loué de son vivant comme le fut Jules Renard, avec plus de sincérité, de ferveur; je pourrais presque ajouter d'intolérance. Des gardiens impérieux veillaient sur sa gloire, et intimidaient, et terrifiaient les mécréants suspects de tiédeur. Lorsqu'on jouait pour la première fois une de ses pièces, il semblait
que dans la salle, muée en église, des prêtres officiassent; au silence recueilli succédait le tumulte des ovations appuyées et agressives. Et certes je ne conteste pas le grand talent de Jules Renard, mais ce n'est point le rabaisser, c'est même lui faire honneur que de le discuter librement, sans injustice et sans complaisance. L'écrivain est complexe; il unit l'âpreté de Jules Vallès au réalisme méticuleux d'Henri Monnier, au laborieux ciselage de Flaubert; il comprend et décrit les bêtes comme La Fontaine ; il analyse et pénètre les hommes comme La Bruyère; il est la conscience et la probité mêmes. « Surtout, dit-il quelque part, il ne faut jamais tricher. » Il ajoutait « Je n'écris que d'après nature et j'essuie ma plume sur un caniche vivant. » Ces lignes caractérisent son génie singulier. Il ne peint que ce qu'il a vu, mais il voit les êtres et les choses sous un angle spécial; il les colore, il leur imprime un relief qui les grossit sans les déformer il les reproduit avec une netteté photographique. Cette vérité serait morne s'il ne la relevait par un certain lyrisme pittoresque, puissamment concentré, et qui, coquettement, se dissimule. «Etouffe ta sensibilité, recommande M. Lepic à Poil de Carotte; contemple les autres, tu ne t'ennuieras pas; je te garantis des surprises consolantes. » L'auteur de l'Ecornifleur et de la Bigote se divertit effectivement du spectacle du monde; mais il affecte vainement d'en demeurer l'impassible témoin. On sent battre partout dans son œuvre un cœur miséricordieux et discret. Il est poète. Cependant il déteste les exercices de rhétorique, les amplifications oratoires, les développements en forme de lieux communs. Il recherche les mots les plus aigus, qui traduisent l'idée avec la précision la plus stricte; s'ils ne viennent pas, il les attend; il a la patience du chasseur. Toutefois cette attente, cette poursuite, cette perpétuelle recherche lui donnent la curiosité de la sensation exceptionnelle, du mot rare; voulant aller jusqu'au fin du fin, il tombe assez souvent dans la quintessence. L'abus de la subtilité est son vice. D'ailleurs il ne produit pas pour la puérile joie de produire et d'exercer sa faculté inventive; à proprement parler il n'imagine point, il copie, mais sa peinture méditée, nourrie, se prolonge, dépasse son objet, s'imprègne de philosophie, éveille une impression de profondeur. Voilà je pense, les traits essentiels du tempérament littéraire de Jules Renard. Ils sont comme groupés et ramassés dans Poil de Carotte. C'est fort peu de chose que cet ouvrage, à n'en considérer que le sujet une heure de la vie d'un enfant méconnu ou haï de ses parents, et qui en souffre, et qu'un incident fortuit rapproche de son père tous deux alors s'unissent contre l'ennemie commune, la mère acariâtre et mauvaise. L'unique intérêt de cette anecdote provient de l'extraordinaire minutie de l'analyse. Le dialogue est imbibé, saturé d'observations. Les personnages ne prononcent pas une parole, n'exécutent pas un
geste qui n'aient une signification psychologique. C'est donc, dans un sens, l'opposé de la
nature, ou plutôt du naturel, puisque le propre du commerce des hommes est de gesticuler et de parler inutilement. D'où un je ne sais quoi d'un peu appuyé, d'un peu contraint. Cela est
tellement vrai que cela en devient artificiel. Les personnages s'interrogent, se confessent se définissent avec une lucidité qui tient du prodige. Ecoutons, regardons le jeune Poil de Carotte. Nous lisons en lui comme dans un livre ouvert. Aucun de ses défauts, aucune de ses qualités ne nous échappe. Il est timide, craintif, parce que sa mère, Mme Lepic, l'opprime et le persécute. Mais il est fier. Il veut avoir l'air de faire de son plein gré les choses humiliantes qu'elle lui impose. Il met Annette, la nouvelle servante au courant des habitudes de la maison. Il lui raconte que son frère Félix (le préféré, le chouchou) prend chaque matin du chocolat, il mourrait plutôt que d'avouer qu'on l'en prive. « Vous n'aimez pas, comme votre frère, le chocolat? demande Annette. Non, à cause de la peau» » Mme Lepic l'oblige à tirer le seau du puits (C'est de l'exercice pour moi, ça me fortifie). Elle lui interdit le vin (Le vin me monte à la tête, je ne bois que de l'eau qui est la meilleure du village). Elle le charge d'aller quérir des bouteilles à la cave (Ces fonctions me rapportent; je vends les vieilles feuillettes à mon bénéfice et je place l'argent dans le tiroir de Mme Lepic). Ceci, c'est de l'ironie. Car Poil de Carotte est ironique, il l'est âprement, lamentablement il goûte une
joie amère à se railler lui-même, à se calomnier, à se convaincre qu'il mérite tous les
reproches dont on l'accable (Je suis menteur, hypocrite, malpropre, paresseux, têtu, boudeur). Et il supplie Annette de ne pas lui témoigner trop de sympathie (Soyez toujours
avec Mme Lepic contre moi, dans notre intérêt). Il est si bien accoutumé à la malchance qu'il
ne croit pas qu'un événement agréable lui puisse advenir. Le doute, un doute universel
l'empoisonne. M. Lepic veut l'emmener à la chasse (C'est sûr, que nous irons ?) M. Lepic lui
donne du tabac à fumer, mais non par gentillesse et bonté (II m'offre quelquefois une cigarette ça l'amuse parce que ça me fait mal au cœur). Enfin on sent planer sur le pauvre être et ceci est atroce comme un désir homicide de sa mère, impatiente de se délivrer de lui.
Et il s'en rend compte, et nous savons qu'il le sait. Quelqu'un lui conseille de ne pas travailler au soleil après déjeuner (Maman dit que c'est excellent). Annette ne comprend pas qu'il ait reçu la mission de s'occuper de la cave (Oui, maman a confiance; et puis l'escalier est dangereux). Cette méchante mère, ce père taciturne, Poil de Carotte les possède à fond. Il nous dévoile leurs caractères avec la maestria d'un moraliste de profession. « M. Lepic n'est pas aussi sévère qu'il en a l'air; il rit dans sa barbe lorsque Mme Lepic parle et le dispute. Et plus il se tait, plus elle cause avec M. Lepic qui ne répond pas, avec mon frère Félix qui répond quand il veut, avec moi qui réponds quand elle veut.» «– Elle vous a en horreur? questionne Annette. On ne sait pas. Les uns disent qu'elle ne peut pas me souffrir; les autres qu'elle m'aime et cache son jeu. Si elle le cache, elle le cache bien. » Et comme Annette, effrayée de ce portrait, se dispose à déguerpir « Attendez, compter sur un mois d'agrément avec elle, et jusqu'à ce qu'elle vous prenne en grippe, demeurez. » Enfin la crise se produit. C'est le nœud du drame. Mme Lepic a interdit à Poil de Carotte de suivre M. Lepic à la chasse, elle exige qu'il prenne la responsabilité, de ce refus, afin que M. Lepic ne le lui reproche pas à elle et l'attribue à un caprice d'enfant indocile. M. Lepic, grâce à la dénonciation de la courageuse Annette, découvre ce plan machiavélique. Il interroge le petit, rudement d'abord, puis avec plus de douceur; il découvre en lui un cœur, une âme, un
cerveau qu'il n'avait pas devinés. Il est stupéfait puis il est ravi. Poil de Carotte se montre
résolu à quitter la maison. « Et pourquoi ? Je n'aime plus ma mère. » M. Lepic hausse les
épaules mais il devine que son fils est sincère il le voit malheureux; il apprend qu'à deux reprises, le pauvre Poil de Carotte a voulu se tuer, et que s'il s'est arrêté à mi-chemin du
suicide, c'est à cause de lui, uniquement. «J'avais la corde autour du cou, j'allais sauter dans le vide. On m'appelle. Ta mère t'a sauvé? Oh, si c'avait été ma mère, je serais
loin. Je suis redescendu, parce que c'était toi. » M. Lepic est ému. Le père et le fils se rapprochent, échangent des confidences, qui bientôt sont plus intimes. M. Lepic promet de défendre la victime contre la férocité du bourreau il s'érige en protecteur de Poil de Carotte. Mais celui-ci préfère s'en aller, entrer en apprentissage, devenir tâcheron, ouvrier. Qu'importe? « Qu'est-ce que je ferais ici, puisque je n'aime plus ma mère? Et moi, crois-tu que je l'aime ? » Voilà le grand mot lâché. Désormais on est camarades, on est complices. Les représailles commencent. M. Lepic mate Mme Lepic, l'humilie, la réduit à chercher un refuge auprès de M. le curé. Et c'est ici que Jules Renard, passionnément épris de psychologie, force la note, va un peu loin et commet, semble-t-il, une légère erreur. Poil de Carotte, avide de connaître les motifs de la haine qui divise ses parents, soupçonnant que Mme Lepic s'est rendue coupable d'une « faute contre l'honneur », presse M. Lepic de lui révéler ce secret. Son interrogation est bien hardie. Nous ne concevons point que ce garçon comprimé, aplati, prenne subitement tant d'assurance. Un reste d'effroi devrait le paralyser. Derrière lui, à ce moment, nous apercevons l'auteur qui le fait mouvoir. Poil de Carotte cesse de vivre par lui-même, il n'est plus qu'un instrument d'expérimentation. Mais le mouvement qui suit est humain et charmant. M. Lepic se repent de sa dureté passée; il a des remords, et dans un élan d'affectueuse sincérité il les confesse. « Sois l'ami de tes enfants, plus tard. Je n'ai pas su être le tien. » Une bouffée de chaleur monte au cœur de Poil de Carotte « Maman veut à présent que je dise mon père au lieu de mon papa. Mais sois tranquille. » Et maintenant c'est le cœur de M.Lepic qui tressaille: « Cher petit. Comment aurais-je pu te savoir tendre, gentil, tel que tu es? Cher petit François! « L'ivresse d'un pur bonheur inonde l'adolescent. Pour la première fois on ne lui donne plus son sobriquet ridicule; on l'appelle par son nom. A cette minute précise je fixais, du bout de la lorgnette, Mlle Leconte; je vis des larmes rouler sur ses joues. La comédienne incarnait si intimement le personnage qu'elle et lui ne faisaient qu'un. Pour une artiste sensible, qui s'oublie et se plonge éperdument dans son rôle, il n'est pas de jouissance comparable à celle-là. Elle ne s'appartient plus, elle fait de la vie, elle se réincarne, elle crée. Quel délice! Et que Mlle Leconte a dû être heureuse lorsqu'elle a senti qu'elle pleurait! Ces pièces riches, denses; pleines de nuances à peine exprimées, de sous-entendus, d'intentions, offrent aux interprètes une matière admirable. Presque toujours, elles sont bien jouées. M. Bernard a tracé de Lepic une silhouette renfrognée, bourrue, cordiale. Il a eu dans la grande scène de la fin un adorable retour de bonté. Tu m'aimes? demande Poil de Carotte au comble du ravissement. Comme un enfant retrouvé! Le père et le fils s'embrassent. Les cheveux souples comme paille » de Mlle Leconte s'appuient sur la veste de chasse de M. Bernard. Ah! La joyeuse étreinte ! Le joli tableau Mlle FayoIle imprime une effrayante réalité à la physionomie mielleuse, sournoise, dévote, vindicative de Mme Lepic. M
lle Dussane est une aimable et finaude Annette »

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