MASSE

Publié le par LAURENCE NOYER

Alfred Massé : Radical, 8 juin 1912 « La Comédie Française a repris Poil de Carotte, ce petit acte exquis créé par incomparables artistes que sont Antoine et Suzanne Desprès, et dans lequel Jules Renard a laissé percer l’amertume qui peut exister dans le cœur d’un homme dont l’enfance n’a connu ni l’affection ni la tendresse maternelle. Comme il fallait s’y attendre, les avis de la critique ont été partagés. Les uns l’on loué, comme elle le mérite, l’œuvre de Jules Renard ; les autres ont fait preuve à son égard, non seulement d’une excessive sévérité, mais encore d’une véritable injustice. C’est que ces derniers ne se sont point bornés à juger la pièce en elle-même. Ils se sont souvenus que l’auteur avait, quelques mois avant de mourir, donné une suite à Poil de Carotte, dans la Bigote, représentée à l’Odéon. Dans cette seconde comédie, Jules Renard nous a tracé un portrait de M. et de Mme Lepic, plus âgés, un portrait qui n’eût peut-être pas été ressemblant à l’époque où Poil de Carotte n’était qu’un enfant, mais que déjà, à ce moment, laissaient pressentir, pour un avenir rapproché, quelques traits de leurs caractères. La politique, qui ne devrait rien avoir à faire dans les questions de littérature, s’est introduite dans le débat. Sans doute ceux qui l’y ont mêlée se sont gardés d’avouer à quels mobiles ils obéissaient ; mais rien n’était plus aisé que de voir, à lire leurs articles, que leur principal grief contre l’auteur de Poil de Carotte était d’avoir écrit la Bigote. Si cette raison lui a suscité des ennemis et des détracteurs, elle doit, semble-t-il, attirer à sa mémoire la sympathie de tous les républicains. Elle le doit d’autant plus que, contrairement à ce qui s’est passé pour d’autres auteurs, libéraux dans leurs jeunes années et réactionnaires dans leur âge mur, Jules Renard est resté toute sa vie fidèle aux mêmes idées et aux mêmes opinions. Respectueux des croyances sincères, il avait en horreur l’hypocrisie et l’exagération qui poussent certains personnages à affecter des sentiments les amenant à oublier leurs devoirs les plus élémentaires et à dissimuler derrière des convictions plus apparentes que réelles l’égoïsme étroit qui les pousse à rendre leur entourage malheureux. Jules Renard, dans ces conditions, devait juger particulièrement sévèrement les prêtres qui s’introduisent dans les familles pour y apporter le trouble, les hommes et les femmes qui abandonnent aux gens d’église le gouvernement intérieur de leur maison. Peut-être en avait-il, dans son enfance, souffert lui-même plus qu’il ne le dit. Mais si c’est surtout par ses œuvres littéraires et ses pièces de théâtre que le public parisien connaît Jules Renard, il le connaît imparfaitement. Pour savoir ce qu’il était, quelle était pour les petits et pour les humbles son infinie bonté, il faut l’avoir connu dans son village natal, au milieu de ces paysans des confins du Morvan, dont il s’est efforcé d’améliorer les conditions d’existence. Il faut l’avoir vu au milieu des instituteurs de la Nièvre, vers lesquels son cœur le portait parce qu’il savait qu’à eux actuellement incombe la lourde et difficile mission d’élever l’âme, de former le cœur et l’esprit des jeunes générations, des enfants d’aujourd’hui appelés à constituer la France de demain. Jules Renard n’a cru indigne ni de lui ni de la réputation déjà grande qu’il avait auprès des lettrés de descendre de l’arène politique et de s’occuper des mille petits détails dont est faite la politique locale. Il a eu l’ambition d’être maire de son village, et ses concitoyens lui ont fait l’honneur de le mettre à leur tête. Mais que de luttes pour obtenir ce résultat. Jules Renard, pour y arriver, s’est attaché à grouper autour de lui de braves gens, souvent sans éducation ni instruction, mais dont le cœur généreux sentait inconsciemment tout ce qu’ils ne comprenaient pas toujours très bien dans les idées qu’il leur développait. Des polémiques s’engagèrent dans la presse locale. Jules Renard y prit part ne dédaignant pas d’envoyer à l’Echo de Clamecy de petits articles touchant les questions municipales de son village. Elu maire de Chitry, il n’interrompit point pour cela sa collaboration, et, pendant les deux années 1902 et 1903, il donna à cette petite feuille de province, touchant toutes les questions qui pouvaient contribuer à l’éducation morale du peuple, d’exquises chroniques qu’auraient été heureux de publier les grands quotidiens de Paris. Jules Renard est mort, et tandis qu’à Paris, sans s’inquiéter de son talent ni de la valeur littéraire de son œuvre, des critiques lui adressent, uniquement parce qu’il était républicain et anticlérical, des reproches immérités, là-bas, dans le Morvan, un comité s’est constitué pour lui élever un monument, non pas à Paris, non pas même à Nevers, chef-lieu du département, mais à Chitry même, au milieu de ceux qu’il aimait, dans le cadre qui lui était familier et cher, sur la place publique de la petite commune qu’il a honorée en acceptant de l’administrer. Je ne connais rien de plus touchant que cette pensée, si ce n’est peut-être l’accueil fait par les petits et par les humbles à la souscription elle-même. Tous veulent souscrire, mais comme ils ne sont pas riches, ils donnent l’un 5 centimes, l’autre 1 franc. 1000 francs déjà ont été recueillis de la sorte. La mémoire de Jules Renard peut dédaigner les attaques de certains princes de la critique parisienne, elle en est vengée par le souvenir que lui consentent les paysans du Morvan et par une façon délicate et touchante dont ils témoignent. »

Publié dans poil de carotte

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