NOZIERE

Publié le par LAURENCE NOYER

Nozière : L’Intransigeant, 27 mai 1912 « Poil de Carotte » (théâtre) « La Comédie Française vient d’ouvrir ses portes à Jules Renard et à Moréas. On peut regretter que ce parfait écrivain et ce pur poète n’aient pas reçu cet honneur quand ils vivaient. Encore faut-il féliciter M. Clarétie de leur avoir rendu cet hommage posthume. Donc la Compagnie ordinaire de la République a représenté Poil de Carotte. Cette pièce a produit sur le public une profonde impression. En voyant la tristesse du petit François Lepic, nous pleurions notre ami qui nous fut enlevé trop tôt. Mais les spectateurs qui n’avaient pas connu l’auteur ne pouvaient retenir leurs larmes : l’œuvre suffisait à les toucher de pitié. Cet acte, qui nous révèle le cœur douloureux d’un enfant, ne tombe jamais dans les excès du mélodrame. Le jeune Lepic ne ressemble pas aux martyrs que nous montra souvent l’Ambigu. Il ne souffre pas de la faim : il n’est pas roué de coups : mais il est avide de tendresse ; il voudrait être chéri de ses parents. Il ne ressent nulle jalousie envers son frère Félix qui est heureux dans sa famille. Il l’admire au contraire autant qu’il l’aime. Ce bonhomme est mélancolique ; mais il n’a pas de mauvais sentiments. Il souffre de la détresse subite dans laquelle se débat la mère qui lui fut injuste. Aussitôt il lui tend les bras. Et quelle joie il éprouve en découvrant que son père, qui lui semblait indifférent, est son meilleur ami ! Ce boudeur, ce têtu révèle peu à peu la candide beauté de son âme. Un de nos confrères, M. François de Nion, estime cependant qu’en composant cette pièce, Jules Renard a colomnié la famille française et commis un crime de lèse-patrie. On pourrait adresser le même reproche à tous ceux qui ont mis sur la scène des mégères, des pères injustes, des frères rivaux, des sœurs ennemies. M. Jules Lemaître, dans une pièce d’une rare qualité, - Mariage blanc-, nous a présenté une héroÏne de belle santé qui tue une sœur phtisique. Faut-il donc l’accuser d’avoir abaissé la France devant l’étranger ? Et sans parler de don Juan qui parle sans respect, à son père, ne trouve-t-on pas, dans l’Avare, un fils qui souhaite la fin d’Harpagon ? Cléante s’écrie : - Et l’on s’étonne que les enfants souhaitent la mort de leurs parents ! C’est une phrase qui n’est pas moins cruelle que la réplique de Poil de Carotte : - Tout le monde ne peut pas être orphelin ! Il serait facile d’opposer d’autres exemples à M. François de Nion. Le public ne sent pas, comme le critique délicat, que la France est en danger parce que la famille Lepic est troublée. Il s’attendrit seulement sur le sort de François qui souffre parce que ses parents sont désunis. Devant la misère de son fils, M. Lepic se demande s’il a fait tout son devoir, s’il n’aurait point dû montrer plus d’abnégation. La pièce a une conclusion très morale : c’est que les parents doivent s’immoler à la tranquilité des enfants. Ainsi Jules Renard nous exhorte au sacrifice. C’est un enseignement qui ne peut blesser nulle conscience. Mlle Marie Leconte joue délicieusement le rôle de Poil de Carotte. Il fut crée par Mme Suzanne Després. Elle donnait à ce personnage une apparente sécheresse et sa sensibilité était inattendue comme un coup de théâtre. Dès que nous voyons Mlle Leconte, nous ne pouvons comprendre comment Mme Lepic peut résister à son charme. Sa conversation avec la nouvelle servante qu’elle introduit dans le foyer manque peut-être d’amertume. Mais elle a interprété avec une émotion supérieure la scène essentielle, - la scène qui est toute la pièce : l’entretien dans lequel le père et le fils se pressentent, se devinent, s’aiment. Il est impossible de résister à la généreuse sincérité de Mlle Leconte. Il faut dire aussi que M. Léon Bernard est admirable. Il donne au personnage l’aspect bourru qu’avait imaginé Antoine. Il est aussi naturel que son maître ; mais de cet artiste émane une bonté que le créateur n’indiquait que par son talent et son intelligence. »

Publié dans poil de carotte

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