BERNARD

Publié le par LAURENCE NOYER

Tristan Bernard : l’Echo de Clamecy 12 octobre 1913 (discours pour l’inauguration du buste de Jules Renard à Chitry) « Comme on allait chez l’horloger pour mettre sa montre à l’heure nous nous rendions de temps en temps chez Jules Renard pour régler notre conscience. On y venait chercher des leçons de prudence, ou, si vous voulez, de goût et de mesure, car ses disciples savaient bien que sa sagesse n’était pas stérilisante et ne glacerait pas leur générosité. On a assez dit combien Jules Renard était sage ; je voudrais dire combien il était généreux, à quel point il était animé de cette curiosité continuelle, si nécessaire à un écrivain qui ne veut pas vieillir. C’est son bon goût qui lui permettait d’être curieux, de s’ouvrir impunément à ce qui venait du dehors, puisque, à l’entrée même de son esprit, un contrôleur sévère surveillait toutes ses acquisitions. Il lisait les livres des jeunes gens et, même s’ils semblaient répéter des choses anciennes, il savait toujours y trouver de la nouveauté, car il sentait bien qu’une pensée qui vient de jaillir est toujours une pensée neuve et que, si elle est presque pareille à une chose ancienne, c’est ce petit « presque », si mince qu’il soit, qui marque le progrès de l’esprit humain. D’ailleurs n’invente-t-on pas vraiment, lorsque l’on croit avoir inventé ? J’ai entendu des hommes de lettres s’écrier, en lisant l’œuvre d’un jeune : « Nous avons dit cela il y a vingt ans ! » Il fallait le dire d’une façon plus frappante, pour que cela ne fût pas oublié. Personne, comme Jules Renard, ne savait voir et écouter. Rappelez-vous ses mots d’enfants. Est-ce que ses enfants à lui, si amusants et si inventifs, étaient des enfants à part ? Non, mais ils avaient à leurs côtés un Jules Renard qui les écoutait. C’est ainsi qu’il se promenait dans son village, sa baguette de coudrier à la main et qu’aux endroits où un autre n’aurait rien senti que de banal, il savait, lui, faire sourdre de la vérité imprévue… Mais quel interrogateur impartial et scrupuleux ! … Renard ne faisait pas parler les gens pour les besoins d’une cause. Il avait d’autant plus de mérite à rester impartial qu’il avait des opinions bien définies. Il était républicain. Après quarante ans de République, il est peut-être utile d’expliquer ce mot. Etre républicain pour Jules Renard et quelques autres, c’est souhaiter activement et sans répit une liberté plus complète, une plus parfaite égalité, une fraternité toujours plus profonde et plus étendue… Le républicain Jules Renard répandait sa bonne et belle parole autour de lui, tout près de lui, dans son village, pour être bien sûr qu’elle ne se perdit pas dans le tumulte et dans l’espace. S’il n’a pas fait, à Paris, de politique militante, c’est aussi par une pudeur d’artiste, tout à fait explicable. Il voulait bien mettre son talent d’homme de lettres au service d’une cause, mais il ne voulait pas devoir à des complaisances d’amis politiques le moindre accroissement de son noble renom d’écrivain. Il savait que rien, autant que la vie politique, ne fausse la clairvoyance et le goût d’un ouvrier de lettres. Le rideau circulaire de ses partisans lui cachait le reste du monde… Jules Renard, grâce à son besoin d’égalité et de fraternité, autant qu’à sa raison, avait compris mieux que tout autre le grand bienfait de l’instruction obligatoire, cette œuvre républicaine, si belle que bien des jeunes gens d’aujourd’hui s’imagineront difficilement qu’on ait pu la discuter. On l’a bien attaquée cependant… Jules Renard, lui, avait bien compris que, pour augmenter la puissance d’un peuple, il faut donner au plus grand nombre de citoyens possible le moyen de parvenir. C’est une simple vérité d’arithmétique. L’élite fournie par mille hommes ne vaudra pas celle qui se prélèvera d’elle-même sur cent mille individus. Il faut que le pays tout entier travaille à la grandeur du pays… Jules Renard, mon maître et ami, on ne disait pas tous les jours dans votre cabinet des paroles aussi graves. C’était là pourtant que nous venions les prononcer de préférence, car, partout ailleurs, nous en entendions tellement qui sonnaient faux ! Quand on était bien seuls, face à face, on se regardait sans rire et on se laissait aller à l’austérité. Parfois, l’émotion de penser juste faisait trembler la voix de celui qui parlait. Alors, d’un geste distrait, pour cacher son regard un peu trouble, il se passait la main sur le front. Aujourd’hui, j’ai dû parler un peu plus haut, puisque votre voix s’est tue, puisqu’il fallait essayer de faire connaître à vos fervents quelque chose de vous que nous n’avez pas eu le temps de leur dire et que vous leur eussiez dit si bien, en quelques-unes de vos expressions claires, qui, précisément parce qu’elles étaient belles, étaient le gage d’une pensée loyale et sûre. »

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