BACHELIN

Publié le par LAURENCE NOYER

Henri Bachelin : Comoedia, 6 octobre 1913: Inauguration du monument « Jules Renard chez lui. Dans un vers que sa cheville rendit célèbre, Henri de Bornier a dit : « tout homme a deux pays, le sien et puis la France » On peut dire, sans cheville, je crois, que tout paysan a deux pays ; son village et son chef-lieu de canton. Jules Renard, paysan, avait son village, Chitry-les-Mines, dont il était d’ailleurs en tant que maire, le premier citoyen, et Corbigny. Petite ville et village se touchent presque ; ici et là quelques maisons de plus, et l’on passerait de l’une à l’autre sans s’en apercevoir. En vingt minutes, par la vieille route sur laquelle après diner, M. Lepic se promenait avec Poil de Carotte, on a franchi la distance qui les sépare. Par la route neuve, il y faut quelque dix minutes de plus. Petite ville et village sont bien de Nivernais qu’heureusement on connaît si peu ; entre ces haies qui ne se multipliant pas à l’infini comme en Morvan, courent seulement le long des chemins sous ces peupliers qui « se dressent comme des doigts en l’air », sous ces saules dont les têtes difformes se hérissent d’une chevelure rêche de baguettes, il est préférable que ne se déroule aucun cortège bruyant. Les chariots trainés par deux vaches, les charrettes attelées d’un âne sont mieux dans la note ; le cri de leurs essieux ici ne détonne pas. Je ne décrirai point Chitry commune de 450 habitants, sur les bords de l’Yonne. Sa rivière, son canal et ses maisons, ses arbres, ses champs et ses prés, ses bêtes et ses habitants, vous les connaissez par l’œuvre même de Renard. Mais pourquoi Chitry-les Mines ? c’est qu’il exista sur le territoire de cette commune une mine d’argent dont l’exploitation fut tentée autrefois. Des galeries passent sous les maisons (relire dans Coquecigrues, La cave de Bime). Les premiers plombs employés à la couverture de Notre Dame de Paris provenaient de Chitry. Aujourd’hui, le filon est épuisé. Corbigny est une de ces petites villes où on rêverait de planter sa tente. On y vivrait des jours pacifiques, coupés de stations au café et de somnolence sous les saules avec les peupliers pour éventails. Dès la sortie de la gare, Corbigny vous offre ce qu’il a de mieux, sa rue principale qui a des allures de route, mais se resserre un peu plus bas, entre deux rangées de boutiques. Corbigny a son Hôtel de Ville, ses trois médecins, ses trois pharmaciens et ses deux vétérinaires, ses hôtels-cafés et auberges, ses deux gares, ses trois églises et les restes d’une abbaye bénédictine fondée en 864 : il a même ses modistes. C’est une petite ville de 2500 âmes qui se développe de plus en plus, parce qu’elle est le débouché du commerce d’une partie du Morvan proche. A l’entour, ce sont des jardins, des champs, et des prés ; des vignes sur des collines basses ; à l’horizon oriental, les mamelons bleuâtres du Morvan. De la petite ville, il n’y a pas trace dans l’œuvre de Renard ; il s’est contenté du village et il lui restait encore, non pas à y glaner, mais à y moissonner. Autant ma semble vaine la multiplication des statues dans les jardins publics de Paris, autant je trouve légitime qu’une bourgade rende hommage, sous la forme d’un monument, à celui de ses enfants dont la France et parfois le monde connaissent le nom et l’œuvre. A Paris ils sont trop ; nous n’en regardons plus aucun. Et puis nous n’avons qu’en faire ; les livres nous en tiennent lieu. A la campagne on ne dépense pas d’argent pour les livres ; le ferait-on qu’on ne les comprendrait guère. Et je ne m’en irrite pas ; Que des paysans n’apprécient qu’à rebours Poil de Carotte, qu’ils ne saisissent pas les fines allusions des Bucoliques, ce n’est pas pour cela que je hausserai les épaules en les traitant tout bas d’imbéciles. A chacun son métier. Il faut que les vaches soient gardées, que le blé pousse et que les pommes de terre soient germées. Mais cette gloire que leur renvoie Paris, ils la feront leur, soleil dont les rayons tombent indistinctement sur tous et sur chacun. Ils en concevront une sorte d’orgueil désintéressé, le meilleur. Peut-être aussi s’étonneront-ils qu’un gamin qu’ils ont vu déchirer sa culotte aux épines des haies et recevoir des gifles, soit arrivé, comme ils disent, à « faire parler de lui dans les journaux ». Qu’importe que pour eux la feuille hebdomadaire de la sous-préfecture compte plus que « le Temps » ! Ils sentiront que de chez eux quelqu’un est parti qui ne leur ressemblait pas et qui vient aujourd’hui reprendre sa place parmi eux. Simple buste ou monument grandiose, une statue est le plus haut sommet de la conscience d’un village. Et peut-être que levant ce socle, un « petit gars de l’école » se découvrira un jour frère en herbe de Jules Renard. Pourtant, je ne m’illusionne pas. Je connais trop la campagne pour m’imaginer que sur ce nom l’accord se fera. Je n’ignore rien des polémiques locales dont ce monument fut et sera le prétexte. Beaucoup de ceux qui, demain se ressembleront autour de lui, ne penseront qu’à Jules Renard maître anticlérical. Qui pourrait les empêcher de se faire de lui un image à leur ressemblance ? d’autres s’abstiendront, parce qu’il a écrit La Bigote. Tous s’en tiendront au cliché négatif. Ils ignorent que ces discussions de philosophie religieuse qui sont les meilleurs titres de gloire d’un Remy de Gourmont, ne se rencontrent guère, dans l’œuvre de Renard, que réduites à leurs proportions de querelles de clocher : nul doute, d’ailleurs que ce ne soit à cause de quoi ils y attachent de l’importance ; elles touchèrent, pour eux à d’authentiques réalités dont ils se sont réjouis ou dont ils ont souffert. Et je ne discute point ici les motifs de Renard. Sa conduite d’homme mûr lui fut dictée par des souvenirs d’enfance trop impérieux et trop douloureux pour que je n’accepte pas ses raisons de citoyen et de maire. Mais la vraie gloire de Renard écrivain est ailleurs. Pour parler des arbres, des animaux et des hommes, il a trouvé des accents nouveaux. Bien loin qu’il fut attiré vers les choses et vers les êtres par une instinctive sympathie, devant l’image littéraire toute faite aussi bien que devant les sentiments classés il a gardé, de son enfance, le premier mouvement de recul de Poil de Carotte mis en présence de Mme Lepic, il les observa d’abord avec une curiosité toute professionnelle d’où naturellement, ni l’indifférence, ni, parfois, le mépris n’étaient exclus ; et cela nous valut ses savoureuses déformations d’images et de caractères. Etres et choses, il semble qu’il ne les ait vus que de travers, et souvent à l’envers ; devant un lapin vivant, il ne peut point ne pas penser au lapin mécanique ; pour lui, une mère n’a d’autre fonction que de battre son enfant, et poil de Carotte, à qui M. Lepic reproche d’insulter de loin, Mme Lepic, s’écrie : « On ! Je ne dis pas ça parce que c’est ma mère ! » N’oublions pas que cette originalité de vision, Renard l’a payée de la tranquillité de son enfance… et peut-être aussi de sa mort précoce… Puis, quand il eut réussi à se défaire de la camelote des comparaison « qui surchargeait sa mémoire, quand il l’eut jetée à la mer, cette mer au-dessus de laquelle « des mouettes effarouchées s’éparpillent en l’air comme des papiers », il regarda tout d’un œil net et clair, d’un œil sur la rétine duquel on eût dit que pas une image qu’il avait cherché dans les livres, il le trouva s’étalant au grand jour, à sa porte. Ce fut l’époque des Bucoliques, des Philippe et des Comédies. N’oublions pas que, même avant, il avait écrit La Tempête de feuilles, un morceau d’un lyrisme si particulier et si concentré que lui seul pouvait l’écrire, et que l’on cite rarement, je me demande pourquoi. Enfin, avec Nos Frères farouches, il arriva aussi haut, je crois, qu’il pût jamais prétendre ; autant qu’il lui était possible, lui qui tout de même était « le monsieur et le maire de son village et non pas le compagnon de ces hommes coupeurs de terre », il avait, à force de patience, pénétré leurs secrets et deviné leurs pensées ; et de La Tempête de feuilles il avait abouti à ces Feuilles d’Automne où, dans une seule phrase, lui, le lyrique toujours replié sur lui-même et qui s’ingéniait autrefois à ne jamais montrer le bout de l’oreille, il s’est révélé égal au magnifique poète que fut Chateaubriand : Le frisson brusque et sans cause connue que les arbres se transmettent en une courte agitation passe au cœur de l’homme soudain grave et le laisse longtemps troublé. Avait-il donc senti, comme René, le jour où il écrivait ces mots, en même temps que le souffle de l’automne, celui du vent de la mort ? « Homme la saison de la migration n’est pas encore venu ! Attends que le vent de la mort se lève… » Or il y a plus de trois ans, déjà que le vent de la mort s’est levé. Maire de son village, et qui s’occupait des intérêts de ses administrés, et, secondé par sa femme, leur rendait service avec quelle délicatesse, certes Renard le fut, et l’on ne pourrait que demander que ceux qu’il a tant de fois obligés s’en souviennent. Mais il fut avant tout le poète de ce coin de terre, et un écrivain à qui les lettres françaises seront toujours redevables d’un retour à l’écriture classique vivifiée par le sens du pittoresque extérieur et de la psychologie exacte. Et pas plus sur le monument que sur le nom de Jules Renard l’accord ne se fera, du moins en Nivernais. La Nièvre est un pays charmant ! il ne sera peut-être pas superflu de rappeler qu’au lendemain de la mort de Renard un comité s’était formé, à Paris qu’animaient les meilleures intentions, celle, en l’espèce, de perpétuer sa mémoire, par le bronze ou la pierre, sur une place publique de Nevers, peut-être sur la place du Palais Ducal, d’où l’on peut contempler – c’est Paul, de la Bigote, qui nous le dit - : « Un beau coucher de soleil sur la Loire » Et Renard m’écrivait, le 31 juillet 1906 : « j’ai vu que le clocher de Lormes s’est encore fait foudroyer ; quel beau point de vue ! Il ne rate pas un éclair. Si avez quelque crédit après ma mort, faites donc mettre mon buste là-bas. » Inutile de dire que je n’ai pas ce « quelque crédit ». De Lormes, il ne fut donc jamais question. Pour Nevers, on ne parlait plus de rien quand Maurice Le Blond, alors sous-préfet de Clamecy, prit l’initiative de constituer un autre comité où se retrouveraient d’ailleurs tous les éléments du premier. Il sera peut-être superflu, cette fois, qu’à ceux qui connaissent la province, - et Paris n’est aussi qu’une grande province, - j’apprenne que tout n’alla point désormais comme sur des roulettes. Certains journaux de la Nièvre ne se firent point faute de critiquer le sous-préfet de Clamecy. De tout cela, il ne reste aujourd’hui que l’essentiel : le monument. Maurice Le Blond eut l’heureuse idée – ce fut au surplus ce qu’on lui reprocha avec le plus de violence, chacun ayant son candidat à proposer – d’en confier l’exécution au sculpteur Pourquet, qui, lui-même, sut comprendre qu’une création à la Rodin effaroucherait les paysans de Chitry et même les bourgeois de Corbigny. – Nombre de Parisiens sont de Chitry et de Corbigny, sur ce point. – M. Pourquet s’est contenté d’une traduction en quelque sorte littérale. Il ne s’agit pas du tout de rechercher si la traduction en sculpture est inférieure à l’original en littérature : les plus acharnés protestataires seraient pour la plupart, incapables de s’en rendre compte ; mais il fallait qu’elle n’offusquât ni le décor ni les âmes simples : c’est ce que M. Pourquet a compris, et je l’en félicite. Assis sur un tronc d’arbre, Poil de Carotte rêve : au-dessus de lui, Poil de Carotte devenu grand, - Dieu aurait pu lui prêter vie un peu plus longtemps, - Jules Renard regarde ; en bas, des poules picorent si naturellement que les autres, les vivantes, viennent leur disputer leur part, à coups de bec.

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