BLUM

Publié le par LAURENCE NOYER

Léon Blum : Le Gil Blas, 7 décembre 1903 « l’Ecornifleur » « L’Ecornifleur, dont M. Jules Renard vient de publier une nouvelle édition, enrichie, si l’on peut ainsi parler (j’avoue que j’ai horreur des livres illustrés), de gravures nombreuses et, d’ailleurs, intelligentes, est une œuvre qu’assurément tous mes lecteurs connaissent déjà. Quant à moi, je l’ai lue pour la première fois dans le supplément de l’Echo de Paris, que MM. Marcel Schwob dirigeait alors et où parurent aussi d’importants fragments de Poil de Carotte. Ce souvenir est vieux d’une douzaine d’années. Il est resté très présent à ma mémoire parce que je ressentis alors une des émotions les plus vives qu’on puisse éprouver pendant la jeunesse : l’admiration naissante pour un grand écrivain encore inconnu. Je viens de relire l’Ecornifleur, et mon plaisir, plus attendu, n’a guère été moins vif. J’ai retrouvé comme d’anciens amis le bon M.Vernet, généreux, grossier et tendre ; l’excellente Mme Vernet, sentimentale et candide, et le poète Henri, parasite attitré du ménage, qui peut sembler ingrat, égoïste et vaniteux, mais dont la jeune méchanceté est faite surtout de souvenirs de roman, qui ne va pas au bout de ses vices imaginaires et, toujours victime avec autrui de son orgueil timide, reste sincère et vrai avec lui-même. M. Vernet aime le jeune Henri, Mme Vernet, qui est une honnête femme, l’aime aussi ; la jeune Marguerite, nièce des Vernet agit tout comme si elle l’aimait, et le jeune Henri, magnanime comme les poètes, rend à sa propre personne l’affection touchante qu’on lui voue. Une fâcheuse imprudence le force à quitter prématurément l’heureux foyer des Vernet. Mais, en somme, il s’y est formé, et il peut partir avec la conscience « à peu près nette ». Il aurait pu faire plus mal. Les lecteurs d’aujourd’hui sentiront tout ce qu’il y a dans ce récit de vérité fraiche, de pénétration presque souffrante, d’exactitude imprévue et savoureuse. Et c’est à peine si j’ai besoin de louer la beauté et la perfection originale de la forme : une page de M. Renard est de M. Renard et ne peut s’attribuer qu’à lui. Mais ce qu’on ne peut peut-être plus, ou ce qu’on ne peut pas encore apprécier exactement, c’est la nouveauté du livre quand il parut, et surtout l’influence qu’il exerça – bien que son premier succès eût été limité au monde restreint des gens de lettres. J’ai touché ce point en quelques mots dans mon dernier article, mais c’est l’occasion toute naturelle d’y revenir. Le mouvement littéraire que l’Ecornifleur inaugura fut le commencement de la réaction contre Zola et son école. Sans doute, historiquement, des livres comme l’Ecornifleur n’eussent pu se produire s’ils n’avaient été précédés par l’œuvre de Zola et de Maupassant. Et M. Renard lui-même est, en bien des sens, un naturaliste. Il l’est par sa haine du mensonge et de la psychologie convenue ; par l’amour tout cru, tout nu, et presque impudique s’il le faut, de la réalité naturelle, par l’observation fidèle, scrupuleuse, du détail moral ou matériel. Mais, d’une part, en poussant jusqu’au bout le procédé d’observation naturaliste, M. Renard en a fait une sorte de critique par l’absurde. Il a montré que le détail isolé, que le fait pris en soi, et regardé de près par l’observateur qui se penche, prenait presque toujours une valeur comique – et c’est probablement ce sens du comique, amer et presque douloureux chez M. Renard, philosophique et sournois chez M. Tristan Bernard, insouciant et averti chez M. Alfred Capus, qui les a fait désigner du nom singulier d’humoristes. D’autre part, d’une œuvre comme l’Ecornifleur, se dégageait cet enseignement positif que ce n’est point par certains procédés de notation mécanique ni par l’accumulation indifférente des détails que l’écrivain pouvait donner une impression de réalité, mais par le choix, par un effort d’expression artistique ou de généralisation morale ; que c’est dans la probité et dans le talent de l’écrivain que réside la vérité littéraire, et non dans telle ou telle méthode de travail : que l’artiste crée la vérité mais ne la reçoit pas toute faite ; dans l’évolution littéraire, le rôle d’écrivains comme Jules Renard aura donc été de filtrer – je voudrais dire de digérer – le naturalisme, d’assimiler ce qui en était utile et juste, et de rejeter le surplus. Quand une œuvre, à la valeur intrinsèque de l’Ecornifleur, joint une telle importance significative, on peut dire, je crois, que c’est un chef-d’œuvre. Mais à considérer ce livre de près, on reconnaît que c’est un chef-d’œuvre de jeunesse. La première jeunesse des grands talents se marque presque toujours, soit par un excès de lyrisme, soit, en sens contraire, par un excès de contrainte et de condensation méfiante. Tel est le cas des premiers livres de M. Jules Renard. Il semble, à chaque ligne, que l’écrivain se rétracte, comprime le mouvement spontané qui lui ferait avouer, abandonner sa sensibilité personnelle. Certes, il est dans la manière propre de M. Renard de choisir, entre toutes les expressions possibles de sa pensée, la plus stricte, la plus neuve, la plus aigüe, et, en cela, il n’a pas changé. Mais depuis l’Ecornifleur, et par l’agrandissement naturel de son talent, c’est sa pensée même qui a changé, et sa vision des choses. Ce qui était chez lui une sincérité d’homme de lettres, encore inquiète et comme repliée, est devenu une sincérité d’homme plus libre, plus clairvoyante et plus large. Pour s’en convaincre, il suffirait de comparer à l’Ecornifleur, la comédie que M. Renard a donné tout récemment, Monsieur Vernet et qui fut écrite sur un thème presque identique. Dans la comédie l’émotion n’est plus comme dans le roman, involontaire, détournée et comme implicite, elle est franchement dégagée des caractères et des passions. Elle est toujours traduite avec un art aussi particulier et aussi rare ; mais elle se rattache à une vision plus simple, plus pénétrante, plus complètement intelligente de la vie. C’est pourquoi je n’entends pas dissimuler qu’à l’Ecornifleur je préfère encore Poil de Carotte, les nouvelles admirables du Vigneron dans sa vigne et, généralement l’œuvre plus récente de M. Jules Renard. Il faut se féliciter d’ailleurs que depuis douze ans, et de la jeunesse à la maturité, l’homme ait grandi ; mais, ce qui est merveilleux, c’est que dès ses premières œuvres, l’artiste se soit ainsi élevé jusqu’à la perfection de sa manière. M. Jules Renard a écrit des livres d’un contenu plus précieux, d’une valeur plus communicative ; il n’en a écrit de plus parfait que l’Ecornifleur. C’est qu’à des dons vraiment incomparables d’imagination visuelle et d’expression poétique, il a toujours joint le scrupule, le don du travail, la connaissance approfondie et l’amour de la langue dont il se sert, la patience de regarder et de penser jusqu’à ce que l’idée ait obtenu sa forme juste. C’est cette patience récompensée qui s’appelle l’inspiration. Je me sers à dessein de ce mot. Car, en réalité, le don de M. Jules Renard est tout poétique. Je ne veux pas dire par là qu’il a commencé par écrire des vers, ni que l’instinct d’écrire a été éveillé chez lui par la lecture des poètes, ni même que ses procédés de style habituel, l’abondance et la recherche des images, leur combinaison, la prise exercée sur l’attention du lecteur par des métaphores d’une vérité attendue et presque paradoxale, sont, en fait, des procédés de composition poétique. Mais il poète par la nature même de l’impression qu’il reçoit des choses. On sent qu’il ne peut écrire que sous la commotion directe soit des passions humaines soit des spectacles naturels, et qu’il ne cherche par ses sujets, mais qu’il faut que ses sujets le cherchent. Son mécanisme de travail est d’une minutie et d’une délicatesse exceptionnelles, mais il ne se déclenche pas à volonté. Que l’exercice du talent soit ainsi subordonné à la sensation spéciale qui l’excite, c’est, je crois, ce qui distingue particulièrement les tempéraments poétique, en prenant le terme dans le sens large qui lui convient. S’il fallait définir d’un mot le talent de M. Renard, je dirais donc que c’est un poète naturaliste ou un réaliste lyrique. Et il faut bien que je pense ainsi, admirant son talent comme je le fais, car, si j’ai tiré quelque vérité de mon expérience littéraire, elle tiendrait dans ses quatre mots : toute beauté est poésie. »

Publié dans Ecornifleur, style

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article