BERTON

Publié le par LAURENCE NOYER

Claude Berton : Les Nouvelles Littéraires, 20 aout 1927: A propos du Pain de ménage, mais où l'auteur étudie d'une façon générale l'art et l'influence de Renard. « Jules Renard a été un homme très malheureux. Sa physionomie tendue et inquiète le révélait de son vivant. Son Journal le divulgue après sa mort. Jules Renard fut un homme que la vie intérieure n’a pas consolé d’une existence où aucune de ses aspirations, qui étaient immenses, ne se trouva réalisé. La plupart des créatures humaines subsistent, supportant allègrement les chagrins, les épreuves, les infirmités, parfois même des maux physiques terriblement affligeants, grâce à une transfiguration intime du spectacle de leur existence et de celle des autres. Chacun arrange en soi les choses à sa façon et se compose une vision du monde divertissante, embellie d’espérances ou bien dont le sens général lui est favorable. Rares, infiniment rares sont les gens constamment, sincèrement mécontents d’eux-mêmes. Presque tous les individus prennent plaisir à vivre, non que la vie leur apporte des joies positives, mais parce que, au-dedans d’eux-mêmes, ils s’en font une image agréable et consolante. La puissance d’espoir qui maintient l’humanité en vigueur et en activité a pour ressort cette incessante transposition imaginaire des évènements et des personnes suivant une logique tout individuelle. Ces représentations, chez le plus grand nombre, inconscientes, deviennent à demi conscientes chez certains imaginatifs qui les provoquent à leur gré et s’y complaisent. Les arts sont en partie l’extériorisation systématique de cette rêverie cohérente ; les excitants cérébraux, l’alcool, le tabac, n’ont pas d’autre charme que de favoriser la formation de cette individualité intérieure… et dont les meilleurs et les mieux doués tirent profit, au lieu d’être pour Jules Renard un allègement, une stimulation, n’a été qu’un colloque brutal, farouche et déprimant, plein de retentissantes amertumes, de sinistres réflexions, de lugubres intuitions débordant de dégoût, de tristesse, de découragement, bourré de sarcasmes, pour lui-même et pour les autres. Et le malheureux Renard, auteur dramatique né, ayant le don du dialogue intérieur, en lui-même incessamment provoqué, le pénible entretien n’arrêtait pas. Nous savons par son Journal, une kyrielle de reproches qu’il s’adresse ingénument. Curieux homme ! C’était donc ce qu’il cachait ! Ces regrets, ces irritations, cette confession de convoitises inassouvies, ces haines, ces rancunes, ces mépris puérils et aussi, plus cruels encore, ces remords d’être pétri d’une si médiocre argile, accessible à toutes les faiblesses, écrasé toujours sous la débâcle de ses enthousiasmes que l’envie, son péché mortel, venait aussitôt ravager, écrabouiller sur sa poche à fiel. Pauvre homme. Poil de Carotte ! [...] Il n’avait qu’un personnage pour faire son œuvre lui-même et il ne s’aimait pas ! Il était fermé à la musique, à la peinture, la sculpture, à l’élégance de la vie ; il avait une âme de sabotier qui taille dans le bois de petites images choses de la terre, une âme de manœuvre rustique qui sent la nature frissonner à travers la coupante froideur de son outil, comme il se sentait sa personnalité ardente et sans noblesse à travers sa clairvoyance brutale et l’infini de ses regrets. Il aimait d’amour lugubrement, avec des hésitations et des ricanements dans la constance de sa tendresse. Ce fils cynique raconte le rêve freudien dans lequel il possède sa mère (et avec des détails) abomination qui soulève son pauvre cœur trop soucieux de laides préoccupations pour éviter cette hideur. Il aimait d’amitié, jalousement. Il avait l’amitié admirante, la vraie, celle qui peut ennoblir par l’imitation d’un beau modèle, l’amitié que l’on voue à un être qui possède les vertus, les grâces que l’on ne possède pas pais que l’on s’approprie virtuellement en s’oubliant soi-même. Or, Poil de Carotte ne s’oubliait jamais. Il a aimé Rostand, le plus cher de ses amis et il l’a presque détesté ; il n’a pas eu le courage de répondre, à ses détracteurs qui l’entouraient, de la verte façon. Il a écouté de sang-froid Léon Blum lui dire cette énormité qu’il fallait conseiller à Rostand de ne pas publier Cyrano ! Il n’a pas demandé, au rhéteur trop subtil, s’il se moquait du monde et le prenait pour un sot de lui donner pareille commission. Il a été sans indulgence pour cet excellent Capus, le meilleur des bohèmes… Il a bien vu la mollesse dilettante de Jules Lemaitre, il n’a pas vu son honnêteté. Il a regretté la fin de Sarcey, la fin d’un critique qui lui apportait un jugement moyen. Un jugement moyen, c’est ce qu’il cherchait ! il n’a pas saisi chez Alphonse Daudet… la grâce, la séduction faite de bonté de l’auteur de l’Arlésienne. Il s’est méfié tout le temps ; il est resté croquant, cul-terreux, cachottier, méprisant, ignorant par système littéraire la littérature étrangère et dépourvu d’idées générales, mais, grâce au ciel, passionné de poésie, dans un temps où elle était honnie, adorant la poésie comme un paysan pieux adore son bon Dieu, son saint patron, avec une piété de fétichiste et lui apportant à genoux ses petites images découpées, ses petites figurines exquises dans quoi s’enchâssait son émotion, pierre précieuse, amoureusement taillée. Que cet homme ait aimé le théâtre, c’est un paradoxe ! Aucune souplesse d’esprit ni de caractère ne le disposait à vivre dans un milieu d’intrigues et de compétitions à la fois féroce et minuscules. Il écrit : « Je me sens plein de génie et il n’est pas possible que je n’écrive jamais quelques belles pages ». Mais quelles belles pages ? Que faire dire à un seul personnage, qui pense toujours à la même chose, à ses velléités et à ses ennuis, qui ne sont pas des tourments ? Par quel moyen différencier ce bavard intérieur, gémissant et rageant en plusieurs personnages pour créer d’autres figures et quels épisodes, quelles crises concevoir quand on voit tout autour de soi si petit, si mesquin, quand on a l’instinct péjoratif poussé à tel degré ? Alors, Poil de Carotte, doué surtout pour voir tout ce qui lui manque s’écrie : « Je voulais écrire trois, quatre actes… Avec quoi ? Le jeu de cinq ou six personnages créés par mon imagination me paraît bête, insignifiant. Je ne peux sans doute travailler que sur moi-même. Mais où prendre en moi la matière de trois actes ? Ah ! des aventures ! des aventures ! » Poil de Carotte en effet « ne travaillant que sui lui-même, n’a jamais pu trouver que la matière de comédies en un acte, en une scène. Les deux actes de Monsieur Vernet s’effilochent inconsistants. Il reste Poil de Carotte, le Plaisir de rompre, le Pain de ménage, que vient de reprendre la Comédie Française, trois piécettes autobiographiques. Jules Renard ne pouvait faire autre chose, comme il devait écrire son Journal et ne parler que de lui longuement, impitoyablement en insérant au hasard dans ce texte curieux des phrases(illisibles) parfois rêveurs et purs, presque toujours mélancoliques, elles ravissent les yeux autant que la pensée. Voilà avec quoi ce pauvre Poil de Carotte qui fut un homme heureux, qui connut tout de suite la réussite, qi jouit en paix d’un bonheur domestique exceptionnel, mais qui naquit douloureux et aigre ; voilà avec quoi Jules Renard put construire son œuvre et compter comme la plus réelle des influences le théâtre contemporain. Jules Renard était poète, il avait la faculté de l’animisme universel ; il voit des figures partout. Il fait vivre l’inanimé, donne une forme à l’obscur et une voix à qui se tait. Il résume constamment, il condense. Il parle par idéogramme. Ses mots ont des physionomies. Sa phrase grimace ou s’agenouille. Et c’est ce qui épure cette éternelle grincherie, cette exaspération, cette envie douloureuse et parvient à la rendre émouvante, car Poil de Carotte souffre. Le Pain de Ménage n’est pas la meilleure des quatre pièces. C’est l’histoire d’un caprice, d’une passade avortée, comme ce velléitaire de Poil de Carotte dut en connaître au cours de sa vie sentimentale. Une jeune femme mariée, sollicitée par un jeune homme, également marié et fantaisiste médiocre renvoie doucement ce pauvre amoureux indécis et flottant, sans rouerie et sans tempérament, auprès de sa femme ; le Pierre du Pain de ménage comme le Maurice du Plaisir de Rompre ne s’appellent Pierre et Maurice que pour ne pas s’appeler Poil de Carotte et Jules Renard tout bonnement ; par ce subjectivisme scénique et cette formule personnelle autobiographique, Jules Renard est de ce temps-ci. Ce ne sont pas ses meilleures qualités mais d’indiscutables caractéristiques. Enfermé en lui, il n’y connut que lui ; les autres ne l’intéressaient que par les vilenies ou les inepties qu’il découvrait chez eux et que son œil impitoyable apercevait très vite. Il n’a vraiment admiré que Victor Hugo et Edmond Rostand. Malheureusement el a vécu trop près du « prince lointain » comme il l’appelait et les triomphes de Don Rostand, ce grand seigneur, sa prestance, sa jactance ont souvent blessé Poil de Carotte à son endroit sensible, son envieuse détresse. Heureusement, pour maintenir cette étrange amitié de deux êtres aussi dissemblables, il y avait la poésie…Répliques sans surcharges, sans banalité, dispensant à son entretien scénique, l’accent de la simplicité pour exprimer des choses qui ne sont pas simples et comportent des sous-entendus et des passages d’interrogations et de réponses indirectes qui élargissent la signification des phrases. Jules Renard contient l’idée figurative. Son dialogue est varié comme une orchestration. L’étroitesse de l’aire, sur quoi le virtuose s’exerce, aide mieux à saisir la qualité de ses moyens. Il lui est impossible de s’éparpiller ; il peut être minutieux mais encore il est possédé par la volonté de détenir, lui aussi, ce qu’il reconnaît à Rostand « l’art de n’être jamais ennuyeux », son œuvre infiniment soignée, étincelante, n’a pas vieilli. Elle était, nous le savons, d’une facture très laborieuse. Jules Renard manquait de facilité et il s’en plaignait, comme il se plaignait de tout. Qu’importe ! c’est la dernière des qualités dont un artiste souhaite la possession… autour de Jules Renard écrivain de quelques livres, auteur de quatre pièce pas plus, on voit s’enfoncer lentement vers la disparition, des réputations importantes appuyées par des œuvres nombreuses qui coulent englouties dans la mer de l’oubli. Quand ces gens-là auront totalement disparu, Jules Renard subsistera. Il subsistera surtout comme influence inspiratrice, ce qui est énorme pour un homme de lettres et vraiment enviable. Etre un modèle, être un ferment, c’est la gloire durable ! Cependant on peut être certain qui celui qui aurait prédit ce genre de renommée à Poil de Carotte, l’aurait une fois de plus exaspéré, désespéré. Ce grand artiste paysan ne croyait pas à l’éternité. Seul le présent l’intéressait ; sa vie fut brève et sans doute l’a-t-il abrégée par la faiblesse physique, la dépression qu’entraine une vie intérieure si lourde d’ambitions, hélas si démunie d’espérances. »

Publié dans style, Le Pain de Ménage

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