LIEVRE

Publié le par LAURENCE NOYER

Paul Lièvre : Le Mercure de France, 15 juillet 1933 « Monsieur Vernet Monsieur Vernet, de Jules Renard; La Chance de Françoise, de G. de Porto-Riche, à la Comédie-Française. Lisa Duncan au Théâtre des Champs-Elysées. Si l'on excepte le Pain de Ménage, les comédies de Jules Renard ont été tirées par lui de ses romans. Poil de Carotte porte le titre même du livre dont il provient. Le Plaisir de Rompre est issu de la Maîtresse et Monsieur Vernet de l'Ecornifleur. Le procédé n'est pas unique (puisque c'est celui-là même dont usa Dumas fils quand il porta la Dame aux Camélias à la scène), mais il n'est pas non plus fort commun, et c'est dommage. On peut être sûr que les œuvres à l'élaboration desquelles il préside n'ont pas été conçues dans la précipitation, mais au contraire qu'elles peuvent profiter d'une assez longue méditation préalable. Que l'on songe en effet que l'Ecornifleur a été écrit onze ans avant que n'en sorte Monsieur Vernet, et l'on jugera si le minutieux Jules Renard eut loisir d'aiguiser ses traits, de modeler ses figurines, de polir et de repolir ses mots; un monde sépare donc de tels ouvrages dramatiques de ceux que trop de nos contemporains nous donnent lorsqu'ils brochent en trois semaines encore que le temps ne fasse rien à l'affaire une comédie rarement destinée à durer davantage, pour fournir à un directeur embarrassé quelque vaine pâture, et parce que c'est leur métier, au plus bas sens du mot, de livrer des comédies à tout demandeur. Un effet de la longue familiarité dans laquelle Jules Renard savait vivre si longtemps avec ses personnages avant de les abandonner à leur destin, est qu'ils procurent au public l'impression qu'ils sont pour lui de vieilles connaissances, dans l'instant même où ils se présentent à lui pour la première fois. Il est vrai que, dans chaque ouvrage, le personnage principal est toujours à l'image de l'auteur et qu'il arrive même que tous les personnages soient dessinés d'après lui. Est-ce Poil de Carotte ou Monsieur Lepic en qui nous devons retrouver la sensibilité recroquevillée de Renard, sinon sa tendre insensibilité? Est-ce l'Ecornifleur ou l'écorniflé qui lui ressemble le plus? Quant à Maurice, quant à Pierre et à tous les autres, la chose ne fait point de doute. Ils sont comme Eloi ses porte-paroles avoués. Ils ont son esprit, ils montrent la même satisfaction que lui à le montrer, d'une manière parfois heureuse et parfois détestable à force de recherche; ils sont ombrageux, réticents, amers, clairvoyants, aigres, et ils inspirent comme lui une demi-sympathie tout à fait réelle. Je ne sais comment parlait Jules Renard, en son vivant, mais tous ses personnages, alors même qu'ils expriment les idées les moins simples dans les termes les plus précieux, se font remarquer par la justesse de leur ton. Et c'est un étrange enchaînement de conséquences sans justesse de ton, aucun ouvrage de théâtre n'a de vérité. Or la justesse de ton dépend de la façon dont on dispose le sujet, le verbe et le complément. Il importera donc toujours d'écrire proprement. Jules Renard le faisait, il ne faisait même guère que cela. Ses idées de théâtre ne surprennent ni par l'invention ni par la nouveauté. Il se borne à nous montrer des gens fort ordinaires en présence d’incidents qui le sont pareillement. Leur psychologie n'est pas singulière et ne nous ouvre point de vues neuves sur les perspectives de l'âme humaine, mais la qualité du discours suffit à nuancer cette matière assez commune. A force de conscience, de soins, d'application, il l'organise à la ressemblance de la vie, il lui donne le relief et la consistance bien plus, il nous émeut de rien, comme nous émeut dans la nature la moindre preuve d'existence, et le succès durable de son théâtre démontre de manière éclatante quelle est la puissance de la chose bien écrite. Il nous montre aussi comment le style peut aider un auteur à imposer sa volonté aux interprètes qui sont chargés de communiquer son œuvre au public. Ce n'est point des indications de metteur en scène qui doivent apprendre à un comédien comment il doit mettre un texte en lumière et pas davantage les traditions que se transmettent des générations de comédiens non, c'est dans le texte lui-même que doit se découvrir la manière de le faire entendre. Tout ce qu'écrit Jules Renard est de la sorte merveilleusement prévu pour qu'il soit impossible à l'acteur de trahir ses intentions. Dans les mots sont indiquées les moindres intonations, les silences mêmes et toutes les articulations de l'entretien des personnages, en sorte qu'il y a, semble-t-il, un certain degré de médiocrité en dessous duquel il serait impossible de descendre, même à l'amateur le moins expérimenté. Mais quand, d'aventure, ce sont des interprètes supérieurs qui apparaissent dans ses comédies, alors Jules Renard se met à scintiller de toutes ses faces et de toutes ses arêtes. Nous venons d'en avoir la preuve en voyant Mme Dussane prendre possession du rôle de la charmante femme de M. Vernet. Mme Dussane joue exactement comme Jules Renard écrit. Ses moindres mots, ses gestes, ses regards, tout son jeu est chargé d'intentions, mais il demeure large et naturel. Habituée à la vivacité moliéresque ou au brio de Beaumarchais, elle sait amortir ici l'éclat de son jeu spirituel pour ne laisser saisir que la réserve émue et sensible d'une âme pudique et simple. La façon dont, au second acte, elle a traduit une certaine scène de l'œuvre, qui est une réplique amortie du Pain de Ménage, nous fait rêver de la voir aborder bientôt cette étincelante comédie. Si la Comédie-Française présentait souvent des spectacles de cette sorte, on lui pardonnerait bien des Baisers Perdus, sinon des Christine et des Francerie. Ce n'est pourtant pas difficile de donner au public des choses qu'on sait qu'il aime et de les grouper intelligemment comme on a fait en réunissant de façon si instructive dans un même spectacle La Chance de Françoise et Monsieur Vernet, Porto-Riche et Jules Renard, le maître et l'un de ses disciples. Quoi, Jules Renard disciple de Porto- Riche ? Hé!, ne le saviez-vous pas? Peut-être n'y preniez-vous pas garde parce que ce n'est pas sa façon d'analyser le cœur que l'auteur d'Amoureuse a transmise à celui de la Maîtresse. D'ailleurs, il n'y a pas plusieurs façons d'analyser le cœur humain, quoi qu'on en dise il n'y en a qu'une qui est de savoir comme on descend en soi-même. Non, ce que Porto- Riche -a enseigné à Jules Renard, comme à tous les auteurs qui sont venus après lui, c'est un nouveau dialogue de théâtre. Sa grande originalité réside en effet dans son style dramatique et, à l'insu même des admirateurs qui dès le principe firent le succès de ses pièces, séduits qu'ils étaient par leur fond, c'est par cette forme insolite qu'il établit sur eux le plus solidement son empire. Je n'analyserai pas ici le style théâtral de Porto-Riche. Il suffit de reconnaître que peu à peu il s'est substitué à son prédécesseur qui abondait en tirades, en reparties et en ornements de convention à la technique pour tout dire de Dumas fils qui est encore celle d'Henri Becque. C'est à Porto-Riche que l'on doit ces intonations du dialogue que Jules Renard sut si bien faire entendre et qui ne tardèrent pas à devenir les éléments d'une nouvelle convention que l'on pourrait aussi exactement définir que celles qui l'ont précédée, en attendant celles qui viendront après elle. Car elle règne toujours et pour le moment on ne lui voit pas encore de successeur. Le seul style dramatique nouveau qui ait paru depuis Porto-Roche, c'est celui de Giraudoux, mais jusqu'à présent personne n'ose se l'approprier. Giraudoux, qui a eu tant d'imitateurs dans la prose lyrique, n'en compte pas encore sur la scène. C'est qu'il n'a pas seulement apporté un mode d'expression, mais un mode d'invention. On peut facilement le pasticher, mais c'est à ce contour formel que se borne ce que pourraient faire ses disciples. On ne saurait reprocher à Lisa Duncan de fatiguer le public, et c'est du contraire plutôt que l'on se plaindrait. Peu d'artistes sont plus économes de leurs manifestations. On l'a vue un soir il y a six mois, on l'a revue hier pour un soir. C'est peu, surtout quand elle se présente exactement comme on l'aime, dansant seule ou bien avec des jeunes filles et des enfants, animée de la grâce la plus mutine et la plus rieuse. On la contemplerait sans fin lorsque, obéissant à la musique, elle semble prendre à tâche de vérifier par ses mouvements comme par ses attitudes les œuvres des plus charmants statuaires qui aient jamais modelé l'argile. Elle semble la muse de Clodion, et je crois bien que c'est à elle que je dois d'avoir compris que Clodion n'était pas seulement un petit maître. »

Publié dans Monsieur Vernet

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article