COPEAU

Publié le par LAURENCE NOYER

Jacques Copeau : La Grande Revue, 10 novembre 1909 « La Bigote » « Peut-on soutenir sérieusement que la Bigote soit un chef-d’œuvre ? Je ne le pense pas. Et j’ai peine à comprendre que certains bons esprits puissent voir dans ces deux actes, non seulement la meilleure comédie de M. Jules Renard, mais encore le plus important de ses ouvrages. Pour légitimer une telle préférence, ne fallut-il pas établir que le critérium du jugement, en ce qui concerne la production de notre auteur, ne repose point sur la réussite plus ou moins complète de l’exécution – « car à ce point de vue, chacune de ses pages s’égale à toutes les autres » - mais sur « l’importance, la gravité, la valeur plus ou moins générales des sujets » ? Puis on s’avisa que « jamais M. Jules Renard n’avait traité un sujet si ample, si riche de contenu, inclinant à des réflexions ou à des conclusions si graves ». Voilà d’ingénieuses raisons. Trop ingénieuses. Elles touchent au sophisme. On l’aura remarqué : ceux qui raisonnent ainsi se donnent pour accordé que l’exécution de la Bigote soit une réussite parfaite. C’est ce qu’il faut démontrer. C’est ce qu’une analyse de la pièce elle-même nous amènera peut-être à contester. Et, par comparaison, nous nous convaincrons sans doute que, s’il ne traita jamais de sujet plus direct, plus « actuel », intéressant davantage les passions publiques, le créateur de Poil de Carotte sut en aborder pourtant de plus graves, de plus généraux et dont le contenu était plus riche. Mais je voudrais dire, d’abord, quelle est mon admiration pour Jules Renard. Parmi les auteurs de ce temps, il n’en est guère de plus respecté, et qu’on puisse plus justement proposer en exemple pour sa sincérité, sa conscience, la continuité de son effort. Sa maxime : « Surtout, il ne faut jamais tricher » les conseils que, dans les Bucoliques, il donne à l’écrivain sur la façon de se tenir devant la page blanche, sont d’un honnête homme de lettres qui, pendant toute une vie, s’est senti devenir meilleur et plus fort à son poste et dans sa fonction… Plus réservé que Flaubert, plus maître de ses nerfs, plus conscient de ses procédés, il sait tenir plus secrètes les angoisses que nous fait endurer le mal d’écrire. Sa « correspondance » les révèlera peut-être, quelque jour. Déjà nous nous plaisons à l’imaginer dans sa chambre de travail, à la lueur de ses quatre bougies qui se consumaient, pendant les nuits d’été sur la table du solitaire de Croisset. Amour du travail, amour de la nature. La récompense du travail écrit-il, c’est le regard sur la nature. L’œil du paresseux n’y voit rien. Ce que surtout j’admire, chez Jules Renard, c’est l’intensité de son regard, le sérieux de son regard, qui voit le dehors et regarde au-dedans – l’application, la fixité, le non relâchement de son attention, à la fois puissante et fine, qui décompose et recompose au même instant. C’est, je pense, dans cette action si personnelle de regarder qu’il faut le chercher tout entier : son imagination dans la sensation même, sa poésie dans son exactitude… non seulement il contemple, mais il interroge. En même temps qu’il perçoit une « forme », il en élucide le « sens ». Il ne copie pas la nature, il l’imite « selon les moyens qu’il lui emprunte ». L’artiste japonais, dit Paul Claudel, « dégage d’un clignement d’œil la loi, et, dans la liberté de sa fantaisie l’applique avec une concision scripturale. » L’auteur des Histoires naturelles a bien regardé vivre, autour de lui, « les gens, les bêtes, et le pays ». Il connait les choses dont il parle. Point n’est besoin, pour satisfaire sa curiosité, d’une grande diversité d’objets. Il se promène dans un cercle étroit. Mais ce « chasseur d’images » tend ses filets au ras du sol, et nulle proie n’échappe. Mais ce naturaliste à l’ œil merveilleusement exercé à distinguer les particularités individuelles, à découvrir les différences entre les types les plus voisins d’une espèce. En développant les phénomènes, il crée des séries de mouvements délicats où nous n’apercevions qu’un acte brut, il décèle enfin « l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome ». Pourtant, on ne le voit s’égarer au sien de cette « immensité ». L’afflux des sensations neuves ne déborde point son jugement, ne déconcerte point sa raison. A mesure qu’elles s’y enregistrent, elles s’ordonnent, se classent, se définissent. M. Jules Renard ne saisit des réalités que ce qu’il en peut exprimer. Ce n’est pas seulement son style qui est mesuré, c’est aussi sa sensibilité. Comme il pèse longuement la valeur des choses avant de les accueillir en son esprit, il éprouve savamment la justesse des mots avant de leur donner accès dans sa phrase. Quand il pose une épithète, c’est comme le produit d’une opération exacte et le résultat fixe d’expériences variées. Il y a du savant dans cet artiste. Un savant qui invente la nature afin de la découvrir, et qui se sert du mot comme d’une hypothèse. Personne ne montre plus d’ingéniosité à accuser le relief de sa pensée par l’arête du mot, à traduire la subtilité de ses émotions par de la préciosité littéraire. Celle-ci, parfois excède celle-là ; on avait pu croire d’abord, que M. Jules Renard ne pensait que pour écrire. On en vient à se demander si l’amusement d’écrire ne tend pas à déformer sa pensée. Entre ces deux moments, plutôt entre ces deux aspects du talent de M. Jules Renard, je perçois la différence qui sépare ses dons naturels de sa « manière » acquise, les meilleures pages de Poil de Carotte ou de Ragote des plus dangereux paragraphes des Histoires naturelles ou des Bucoliques. On accorde mal, dans cette œuvre, ce qu’on y sent d’émotion pudique et de sobre éloquence avec ce qu’elle contient de gaminerie funambulesque et de préciosité gratuite. – ce qui est travail avec ce qui est jeu, ce qui est vérité avec ce qui est grimace. La vérité, M. Jules Renard la transporte dans ses livres avec amour, avec précaution et respect. Il la repique dans son style comme une plante vivace, avec sa motte et ses racines. Mais, parmi les parterres qu’il compose, voici qu’il s’amuse à disperser des fleurs artificielles, plus fines et plus rares que les autres, afin que, si nous ne les confondons avec celles-ci, ce soit pour les leur préférer. Rien de plus agaçant à la fois et de plus attachant que ce voisinage, chez l’écrivain, du vrai et du faux, de l’essentiel et du postiche, que cette parenté de ses qualités les plus naturelles avec ses défauts les plus volontaires ; cela fait d’un art, pourtant généreux, le plus scabreux des paradoxes. Et c’est ce qui, d’ailleurs, intéresse notre esprit à l’infaillibilité de cet art, à son bonheur, à la réussite ininterrompue de ses procédés. Il y a une manière de défi à demeurer excellent sur les limites de l’exécrable. Le talent de Jules Renard, c’est la preuve constante de sa maîtrise. Nous l’avons bien vu, chaque fois qu’on a voulu l’imiter, ou qu’il s’est imité lui-même. En abordant le théâtre, M. Jules Renard n’eut pas à se plier aux exigences d’un métier nouveau. Il n’entendait pas changer sa manière. Il la simplifia, cependant, la châtia mieux encore, la durcit un peu. Il força les valeurs. Avant tout, il demeura lui-même : un artiste consciencieux et raffiné, sachant représenter des actions vraies et des personnages vivants. Dès le Plaisir de Rompre (1897) et le Pain de ménage (1898), où il n’y a pas trace de métier spécial, proprement « théâtral », M. Jules Renard montra les dons d’un véritable auteur dramatique : l’acuité du dessin, le laconisme et la nette inflexion du dialogue, le sens de la couleur par les mots, le besoin de la réplique nécessaire qui reste juste et naturelle, cette science que possédait Henry Becque, de créer en deux ou trois répliques une atmosphère. Et enfin nous nous étonnâmes naïvement qu’en quittant le discret abri du livre pour s’aventurer sur une scène tant de fois déshonorée, il n’eût pas perdu ce secret, dont parle Diderot, « de représenter des objets d’un grand intérêt : des pères, des mères, des époux, des femmes, des enfants »… Je pense surtout à cette brève comédie que M. Jules Renard sut extraire goutte à goutte, comme on filtre une liqueur précieuse, du meilleur, bien qu’il soit aussi le plus célèbre de ses ouvrages : Poil de Carotte. C’est merveille de voir avec quelle adresse l’auteur condensa dans un si petit espace les traits essentiels de sa peinture. Il faut convenir, pourtant, qu’en se heurtant les uns les autres ces traits donnent à la pièce un éclat un peu factice dont nous n’étions pas choqués dans le livre. A ce brusque resserrement de la matière, maint détail profond et subtil prend un relief presque grossier. La vérité s’altère où se formulent des « effets ». En groupant quelques épisodes choisis autour d’une anecdote unique, l’auteur devait fatalement appauvrir les caractères, retirer au drame de son mystère et de sa force. L’âme de Poil de Carotte – de cet enfant raisonneur, plein de murmures et de révoltes, sensuel, menteur et si tendre ! – se trouve ici trop à l’étroit pour s’épancher. Et, certes, si le livre n’existait pas, s’il ne formait comme une réserve où notre souvenir va puiser, comme un arrière-plan où la comédie prend sa perspective, celle-ci n’aurait pas suffi à Poil de Carotte, de M. Lepic et de Mme Lepic les types qu’ils sont devenus et qu’ils resteront. Ce n’est pas à dire que la mise en œuvre de ces personnages si originaux, d’un contenu si riche, ne pût engendrer un ample drame. M. Jules Renard a bien senti que les caractères de M. et Mme Lepic n’étaient pas épuisés, puisqu’aujourd’hui il les remet en présence dans un conflit nouveau. Nous attendions de lui qu’il les complétât, qu’il les approfondît. Nous avons été déçus. La Bigote est une pièce plus âpre que Poil de Carotte (déjà Ragotte accusait cette tendance de l’auteur à plus de pessimisme et d’éloquence). Mais c’est une pièce moins complexe, moins émouvante et d’une portée beaucoup moins générale. Tout ce qui est dans la Bigote était déjà dans Poil de Carotte, mais plus mesuré, plus enveloppé, plus authentique aussi Poil de Carotte, c’était au sein d’une famille (ébauché avec plus d’ironie que d’amertume), le drame des contraintes et des incompatibilités, le grand drame humain qui ne s’accommode ni des avocasseries d’un raisonneur, ni des remèdes proposés par un écrivain utilitaire, mais réclame la sympathie d’un poète. Supprimez Poil de Carotte afin que l’attention se concentre sur le ménage Lepic, mettez M. Lepic au premier plan, - la situation psychologique reste exactement la même : en face d’une Mme Lepic ridicule, pateline, et tracassière, un M. Lepic amer, silencieux, replié sur lui-même, bonhomme au fond, timide et profondément ulcéré ; et les enfants terrorisés par le silence qui pèse sur la maison, aspirant à la fuir, à vivre une autre vie, confiants en leurs forces, mais paralysés par une atmosphère de contrainte et de haine. Poil de Carotte, avec un peu trop d’esprit, définissait la famille : « une réunion forcée… sous le même toit… de quelques personnes qui ne peuvent pas se sentir ». C’est cela. Seulement l’explication, ici, est devenue plus sommaire, tendancieuse. Vous vous rappelez le mot de M. Lepic à son fils : « Je déteste, moi, le bavardage, le désordre, le mensonge, - et les « curés ». La Bigote est née de là. Elle ne fait qu’exploiter et grossir un des éléments de Poil de Carotte. C’est la déviation mesquine d’un grand sujet. Toute la responsabilité du désastre familial reposera désormais sur la bigoterie de Mme Lepic… Voilà ce qui nous choque comme une injustice, nous blesse comme un mensonge. Et, puisque M. Renard prend parti, nous sommes en droit de lui représenter que sa thèse, telle qu’il l’a établie, est mal assise ; que son réquisitoire, pour des raisons psychologiques, ne porte pars, ou porte à faux. Dans la Mme Lepic nouvelle, l’ancienne Mme Lepic ne se retrouve-t-elle pas tout entière : inintelligente, bornée, revêche, égoïste ? Est-ce à sa bigoterie qu’elle doit les défauts essentiels de sa nature ? Et si les deux époux s’opposent l’un à l’autre par tout ce qu’ils sont au profond de leur être, par tout ce qu’ils font, pensent et disent, s’ils sont ennemis de naissance par leur tempérament, leur caractère et leur humeur, n’y a- t-il pas quelque indélicatesse à faire de la ruine de leur intimité l’œuvre d’un curé ?[...] M. Lepic disait naguère : « Il faut des années, Poil de Carotte, pour connaître une femme, sa femme, et quand on la connaît, il n’y a plus de remède ». Et encore : « Je n’ai à lui reprocher, comme toi d’ailleurs, que d’être insupportable. » Voilà la vérité. M. Jules Renard a écrit dans un journal : J’approuve M. Lepic… de quoi ? D’être différent de Mme Lepic ? Car c’est là tout son mérite. On n’ « approuve » pas un caractère. Et la conduite de M. Lepic n’offre rien qu’on puisse admirer. Je plains le jeune Félix qui, si sottement, l’imite. D’abord, M. Lepic est faible et, comme tel, responsable de sa propre défaite. Il est borné à sa manière, qui est de prendre, dans ses actes et ses paroles, le contre-pied de tout ce qui se fait et dit à la maison. Il manque d’étoffe, et de générosité comme de simplicité. Ses qualités de sérieux, d’honnêteté, de sincérité, il les joue, comme un acteur. Il a la laideur des vieillards sans philosophie dont l’amertume veut désenchanter le courage des jeunes. Combien plus touchante et plus vraie est la confidence presque involontaire qu’il faisait à son fils Poil de Carotte, si on la compare au discours partial et prémédité qu’il tient devant son futur gendre Paul Roland ! M. Lepic pourrait devenir, lui aussi, ridicule et même odieux, pour peu qu’on nous fît mieux connaître Mme Lepic. Aussi la garde-t-on dans l’ombre. Elle est celle sur qui pèse l’anathème, celle que M. Renard se défend d’approcher et qu’il se refuse à comprendre. Il est facile de lui prêter tous les torts. Nous connaissons Tartuffe, nous le voyons agir, nous le jugeons. De Mme Lepic on ne nous montre que les travers, les manies et les difformités d’esprit. Elle vit cependant. Elle a des sentiments, des raisons à donner, des souffrances à dévoiler. Mais l’auteur ne l’interroge pas. Il est fixé sur son compte. Il tient ferme à son parti-pris qui l’empêche de voir juste, profond et original. M. Lepic se montrait moins impitoyable quand il calmait les fureurs de Poil de Carotte en lui disant : « Elle n’est pas heureuse non plus…Peut-être qu’elle aussi trouve qu’elle est mal tombée. Qui sait si avec un autre ? [...] N’obtenant pas d’elle ce que je voulais, j’ai été rancunier, impitoyable, et mes duretés pour elle, elle te les a rendues. Elle a tous les torts envers toi, mais envers moi, les a-t-elle tous ? Il y a des moments où je m’interroge … » Les traits se multiplient dans la main de M. Jules Renard pour accabler Mme Lepic, et le curé, et la religion. Des traits souvent bien extérieurs, bien factices. Le défaut de cette pièce est, en effet, de manquer de sobriété, de retenue dans sa forme et dans sa conduite. En maint endroit le portrait de tel personnage s’augmente d’une allusion caricaturale, tel « effet » détonne dans l’intimité du tableau. A la scène deuxième, je ne goûte pas beaucoup le long bavardage de cette petite paysanne qui rappelle à la fois la vieille Honorine et la cousine Nanette des Histoires naturelles. La silhouette de la tante Bache, ses ahurissements, ses effets de jupe et de gants blancs sont d’une venue un peu grossière. De même, la fuite du fiancé par la fenêtre et le quiproquo qui s’en suit. Et surtout l’attitude ambiguë de M. Lepic dans sa grande scène avec Paul Roland, son froid cabotinage quand il s’amuse du trouble du jeune homme, affecte de lui donner sa fille avec indifférence, feint de la lui donner sans dot, puis offre cent mille francs au lieu de cinquante mille. Tout cela grossit et détend la trame d’une comédie que Jules Renard, s’il avait voulu, aurait pu tisser très finement. Ce qu’il y a de meilleur dans la Bigote, ce sont les peintures de second plan, au moyen desquelles M. Jules Renard effleure le grand sujet, le beau sujet qu’il s’est refusé de traiter. Je veux dire ce malaise indéfinissable, invincible, débilitant, qui s’appesantit, ainsi qu’une malédiction, sur les familles désaccordées. C’est dans le personnage d’Henriette que ce malaise se reflète le mieux. Excellente, au premier acte, sa conservation avec son amie Madeleine. Henriette a peur du mariage, peur de la vie. Elle est presque découragée du bonheur : « C’est si facile à une femme, dit-elle, de devenir insupportable à son mari ! » Et comme Madeleine, se donnant en exemple, lui conseille la confiance envers M. Lepic : « Mais ton papa n’est pas marié avec ma maman… A chacun sa famille » ; et « Sauter au cou de papa…Au cou de papa ! » Puis la soudaine détente de M. Lepic, son enjouement dès qu’il cause avec Madeleine, son raidissement involontaire, douloureux, aussitôt que s’approche quelqu’un de la famille. Enfin l’allégresse d’Henriette, à la fin du deuxième acte, quand son mariage est décidé… « Tu connais la vie ! » lui dit ironiquement M. Lepic. Et Henriette : « Je connais la vôtre, et je ferai tout pour ne pas la revivre… Je ne dirai jamais à moi-même, ça ne regarde pas les maris, ni à mes enfants : ton père a tort », etc. Je cite de mémoire cet émouvant dialogue, et sans doute imparfaitement. Mais j’ai noté le mot de Mme Lepic souhaitant sa fête à M. Lepic : « Laisse-moi t’embrasser pour ta fête. Je ne te mangerai pas, va. » Admirable trait, naturel et concentré, à la fois comique et pathétique. On y reconnait la veine la plus riche de M. Jules Renard. Des traits semblables et des morceaux entiers de dialogues, copieux et bien frappés, sont assez nombreux dans la Bigote pour que nous admirions, malgré toutes nos réserves, avec le respect dû à un maître, cette pièce imparfaite, cette pièce manquée. »

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