CHAUMEIX

Publié le par LAURENCE NOYER

André Chaumeix : Revue Hebdomadaire, 18 juin 1910 « Jules Renard » LE MOUVEMENT DES IDÉES, UN HOMME DE LETTRES JULES RENARD « Il y a dans un dialogue de Jules Renard un personnage qui résume ainsi son caractère : « Je voudrais être tantôt le premier homme de lettres de France, tantôt le dernier homme des bois. » Ces mots composent la définition même de l'écrivain dont les lettrés déplorent la perte soudaine. Il a été à la fois un prosateur passionné de son métier et un campagnard un peu sauvage qui se plaisait aux rues et aux arbres de son village, aux champs et à la rivière de sa commune, aux tuiles de sa maison. D'humeur fière et même farouche, il a vécu dans sa famille et avec quelques amis, replié sur lui, ne souhaitant pas accroître son expérience du monde, assez riche des spectacles formés par les choses et par les êtres qui l'environnaient; il s'est voué patiemment, âprement à observer et à écrire; jusqu'à son dernier jour, il a été selon son vœu un homme de lettres appliqué simplement à transcrire ce qu'il voyait de la vie. C'est son éminente dignité. C'est aussi son originalité. Elle paraîtra grande, si l'on songe qu'à notre époque la littérature tend à être l'expression des idées beaucoup plus que l'interprétation de la nature. La renommée de quelques grands écrivains qui continuent une tradition constante dans notre pays et se sont montrés capables d'étudier les questions d'ordre moral a tourné les têtes. Un jeune auteur aurait honte de ne point philosopher, ou du moins, pour ses débuts, de ne pas témoigner qu'il est désireux de réformer la société. Une nuée de penseurs et de sociologues nous afflige. Jules Renard a eu la hardiesse de ne pas être du tout un auteur à considérations. Il ne sentait en lui ni le goût ni la force de ce rôle ; il a cru qu'après tout un écrivain ne démérite pas quand il laisse le culte de la pensée à ceux qui en ont une, et quand il suit très sincèrement, sans prétendre davantage, son penchant pour l'art de regarder et de décrire. C’est par là que sa personnalité compte, et que son œuvre brève et inégalé retient l'attention. Il fait songer à ces graveurs qui n'ambitionnent pas d'être de grands peintres mais qui, à force d'ouvrir les yeux, de réfléchir, de concentrer, donnent des interprétations saisissantes du réel et, par quelques traits lentement médités, font tenir sur une feuille blanche beaucoup d'humanité. On lit dans La Bruyère, qui s'y entendait, cette petite phrase : « Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. » C'est tout l'art qu'a cherché l'écrivain des Bucoliques et de Ragotte. Il était né d'une famille de bourgeois modestes et son enfance n'a pas été heureuse. Il en a gardé un souvenir qui a pesé sur sa vie : peut-être a-t-il dû à ces impressions premières la tournure de son esprit ainsi que cette disposition amère qui le retint de voir aisément dans l'univers un peu de beauté. Au lycée, où il a fait ses études, il paraît avoir été correct et sans éclat, mais il appréciait les jours de congé durant lesquels il accompagnait son père à la chasse. Plus tard, ses classes achevées, il a eu l'idée de devenir professeur et a gardé toute son existence pour l'enseignement une préférence qu'il a satisfaite comme maire de sa commune et comme journaliste, rédigeant dans les gazettes nivernaises de petits articles à l'usage de ses administrés. Deux ou trois tentatives pour passer des examens ou pour trouver un emploi le laissèrent désabusé. Un court apprentissage dans un magasin où l'on vendait du sucre et du charbon ne paraît pas lui avoir été bien favorable. Du moins, dans cette période incertaine de sa vie, Jules Renard écrivit un peu et lut beaucoup. Il aimait Jean de La Fontaine et l'auteur des Caractères qui sont des stylistes, Flaubert et Maupassant qui ne le sont pas moins, Hugo dieu du trait, de la comparaison, de la définition, de la formule. Et ces goûts sont instructifs. Lorsque se réorganisa le Mercure de France, Renard y entra et y publia les premiers ouvrages qui l'ont fait connaître. Depuis ce temps, il s'est voué à la littérature, passant l'hiver à Paris, et, dès les premiers beaux jours, retournant à Chitry, son village. « C'est là, écrit-il, que je vis comme j'aimerais toujours vivre. » Il y était chez lui, y connaissait toutes les choses, toutes les bêtes, tous les êtres. Il s'y promenait beaucoup, il regardait le ciel, les arbres et les eaux à toutes les heures du jour; il causait avec ses «frères farouches », les paysans qu'il a peints, les Philippe, Nanette, et la vieille Honorine; il revoyait les champs où Poil de Carotte jadis portait la carabine de son grand frère; il faisait aussi de la politique et j'aime autant dire tout de suite que ce n'est pas ce qu'il faisait de mieux. C'est une disgrâce commune à quelques grands artistes de notre temps que d'avoir pensé comme des députés radicaux- socialistes. M. Anatole France, Ariel asservi par Caliban, a un jour écrit une préface pour M. Combes. Jules Renard, l'occasion aidant, aurait peut-être fait de même. J'ajoute cependant que son admiration pour la feuille du journal officiel affichée sur la mairie paraît avoir été sans fétichisme. Il nous a même raconté, avec assez de gaîté, ce que devenait le monument des grandeurs de la majorité : une chèvre de la commune était le seul amateur fidèle de cette prose; elle ne se contentait pas de la lire; elle la mangeait. On est bien tenté de croire, à lire les œuvres de Jules Renard, que son caractère était un peu sombre, amer et difficile, car le sort veut que les hommes qui ont du caractère paraissent facilement l'avoir mauvais. Tous ceux qui l'ont connu assurent qu'il était parfait honnête homme, qu'il était serviable, sincère et de cœur généreux. Seulement son existence faisait contraste avec tant d'existences qu'elle semblait impliquer d'elle-même un jugement sévère. Jules Renard, dans un temps de réclame et de gloriole, a vécu modeste, orgueilleux peut-être, mais austère. Il a travaillé beaucoup, avec désintéressement; il n'a pas fait de concession; il a écrit seulement quand il avait quelque chose à dire; il a eu le culte et le respect de son métier; il a aimé son labeur, même pénible, pour lui-même. A la première
page des Bucoliques, il a inscrit cette pensée des Caractères qui est pleine d'ironie et de superbe, et qui était faite pour lui plaire : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois et consentir aussi à
demeurer chez soi et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez des fonds pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom et que
méditer, parler, lire, être tranquille, s'appelât travailler. » Et pour témoigner qu'à cette maxime il ajoutait quelque chose, il a fait à sa manière cette profession de foi qui a sa noblesse : « Lève-toi matin.- Ne devrais-tu pas être debout dès l'aurore ? Et quatre heures c'est trop
tard. Les vignerons sont dans leurs vignes. Devance- les. Le premier, salue le soleil![...] Le travail, voilà le dieu sévère de qui tout dépend. Sans le travail, le reste n'est rien. Je te le jure par l’expérience universelle. » Un écrivain si attentif a des idées sur son métier. Celles de Jules Renard nous sont connues par ce qu'il en a dit lui-même dans plusieurs de ses livres, et par les confidences que ses amis ont fait connaître. C'était un homme doué d'une rare faculté de voir, de retenir, d'associer, de rappeler les images, et incapable d'en
inventer. Une force d'attention peu commune, voilà l'essentiel de ses dons, et l'art a été pour lui une longue patience. On imagine volontiers Jules Renard passant tout un jour à regarder une poule sur un mur, et écrivant le lendemain deux lignes lapidaires. Il s'est lui- même expliqué dans une page curieuse qu'il a placée au commencement des Histoires naturelles, et qu'il a intitulée le Chasseur d'images. Elle donne joliment une idée de la manière de l'auteur, et aussi parce qu'elle est une sorte de programme : On dirait que Renard a ressemblé dans ce passage les principaux thèmes de ses études. Tel est le meilleur Jules Renard, peint par lui-même. Mais il n'a pas été tout de suite l'artiste qu'il souhaitait. Il a commencé par manquer de simplicité, j'entends de simplicité de cœur autant que de style. Il a mêlé à ses observations quelques commentaires personnels ; et l'effet de cette opération spirituelle ne s'est pas trouvé bien heureux; a même été souvent tout le contraire. C'est
chez un homme qui se pique de peindre la nature une grande infortune que d'avoir de l'esprit ou d'en faire. On admire communément pour leur pénétration les contes qui composent la Lanterne sourde, La Maîtresse, le roman de L’Écornifleur. Mais les aime-t-on? J'en doute
fort. Ces récits qui manquent étonnamment de grâce ont le défaut d'être dépourvus de naturel. On y sent l'effort continu vers le trait, la recherche d'on ne sait quelle humeur chagrine, le goût du dénigrement. Jules Renard se plaît habituellement à combiner, quelque situation bizarre où les personnages, n'occupant pas la place qu'on attend, sont ridicules. Le procédé dont il a souvent usé est d'opérer une sorte de chassé-croisé entre les interlocuteurs. Deux paysannes qui viennent de causer se disent adieu : « A tout à l'heure, ma grosse, dit la Gagnarde. — A tout à l'heure, ma petite, répondit la Morvande. » Or, en réalité, la grosse c'était la Gagnarde et la petite la Morvande. Et l'auteur est ravi, et il conclut que les mots venaient bien du cœur. Ailleurs c'est un promeneur et son chien qui sont en
scène, et qui vont en un instant changer de rôle. Le chien s'étant jeté à l'eau ne revient plus, malgré les appels de son maître. Ce bon maître, inquiet, détache une barque, rattrape son chien qui regagne la rive. Mais à son tour il s'embarrasse, le courant fait tournoyer la barque, et assis sur le bord, le chien lui aboie de revenir. C'est un joli prêté rendu. Et l'auteur de
nouveau est ravi : c'est un humoriste. S'il se réjouit, c'est d'une joie amère et qui ne se
communique pas. Il a moins le sens du comique que celui du médiocre et cela est au fond très mélancolique. Il a peint tout un peuple de petits bourgeois, vulgaires et laids; il les a peints sans illusion. L'une des séries de ces courtes caricatures a pour titre le mot
méprisant d'Homuncules ». M. Bornet, l'un des héros, a pour talent caractéristique d'imiter l'orang; M. Vernet accueille chez lui béatement un parasite qui se fait passer pour poète, et qui, à ce titre, déjeune, dîne, couche, exploite et trompe au grand plaisir de ses victimes ; Maurice aime Blanche d'une tendresse plate et de tout repos. On éprouve dans la compagnie de ces fantoches véridiques quelque malaise. On devine qu'au spectacle de la vie, l'auteur s'agace ou s'ennuie, et que son récit le venge. De plus pessimistes que lui ne
donnent pas cette impression. L'humanité si moyenne et si triste cependant qui s'agite dans les nouvelles de Maupassant a tout de même une allégresse animale qui manque aux modèles de Jules Renard. Ceux-là sont médiocres d'une manière agressive. Et s'ils nous irritent, c'est qu'ils sont comme la parodie des sentiments humains. L'auteur n'a que doute et sarcasme pour tout ce que les hommes imaginent ou espèrent ; il les rabroue pitoyablement, non pas pour leur montrer, sous les formes de la civilisation, des énergies primitives et des
égoïsmes qui ont encore leur force, mais d'affreuses, de vulgaires, d'irrémédiables petitesses. Il dit lui-même : « Le sens de certains raffinements m'échappe. » Toute l'histoire de Maurice et Blanche est le dépouillement systématique de ce que les amants ont inventé pour orner une aventure vieille comme le monde. Jules Renard n'est content que, lorsque ayant tout déblayé, il laisse l'un en face l'autre, dans une nudité sans grâce, un homme et une femme un peu égoïstes, un peu sensuels et un peu bêtes. « Pourquoi, dit dans un dialogue Chloé, s'adressant à un personnage qui ressemble fort à l'auteur, pourquoi ce ton d'ironie fausse et fatigante? » Oui, pourquoi? Hélas ! dans un passage voisin l'auteur
nous a répondu par cette parole terrible : « Je me plains comme j'entends. C'est chez moi un sens, et je m'applique à découvrir sous sa couche de sable fin la grasse terre rouge du terre à terre » Le triste ouvrage! Ce sable fin que des mains impies déchirent, c'est tout ce qu'ont jeté sur la terre la sagesse et la poésie, c'est le trésor sacré lentement déposé par les âges pour que la vie fût plus belle. Encore si Jules Renard en avait usé ainsi avec les seuls hommes, on aurait pu l'excuser, car on sait que ce sont de méchants animaux. Mais il a eu aussi des « sourires pinces » avec les bêtes innocentes, et c'est un grand péché. Dans plusieurs pages des Histoires naturelles, il a eu de l'esprit à leur sujet, il leur en a même prêté, de l'esprit du Nivernais et de l'esprit des boulevards. Je sais bien qu'ici Jules Renard a une excuse et que les bêtes depuis quelques années se sont beaucoup compliquées. Un amateur qui aurait du loisir devrait écrire un chapitre sur les animaux contemporains. Si l'on en croit les écrivains, leur esprit est infiniment plus compliqué que celui de leurs ancêtres ; ils ont sur la morale, la physique, la société et l'univers des conceptions tout à fait inconnues des vieilles générations. Entre le chien d'Ulysse et les animaux de Jules Renard, des siècles ont passé et des bêtes illustres ont paru. Il y a eu le Riquet de M. Bergeret qui n'avait pas
la manière analytique de ce professeur et qui gardait un fond de bourgeois sage ; il y a eu le Pelléas de Maeterlinck, chien très philosophe dont le front était bombé comme celui de Socrate et de Verlaine, et qui avait trouvé toute certitude en son maître ; il y a eu le chat
artiste et psychologue des Dialogues de Bêtes; il y a eu le lièvre de M. Francis Jammes qui était en relation d'amitié avec saint François d'Assise et qui avait des idées sur le paradis; il y a la pintade et le merle de M. Rostand [...] Qu'on s'étonne désormais que les animaux des Histoires naturelles aient eu on ne sait quelle blague montmartroise ! Du temps du bon La Fontaine, un animal se contentait d'exceller dans un genre, et de mériter une épithète qui fût définitive : le renard était fourbe, la cigale un peu bohème, l'âne patient et les pigeons s'aimaient d'amour tendre. On était fixé. Mais Comme l'esthétique change! Chez Jules Renard, l'âne est « un lapin qui a grandi », les pigeons passent le jour à se dire : « Viens, mon grrros! » L'abeille rêve de devenir « chef de rayon », le perdreau devenu sceptique ne croit plus que la fourmi pique le talon des chasseurs lesquels ont des bottes. Un corbeau
fait 8 quoi? quoi? quoi? », ce qui est, comme vous savez de l'harmonie imitative, et l'auteur répond : « Rien », ce qui est un mot.
Des moutons font obstinément ce mée-mëe[...] ». Et un chien de berger, pareil à un chef impérieux, leur répond : « Il n'y a pas de mais. » C'est un trait psychologique, mais avouez qu'il n'est pas étonnant! Il n'est pas jusqu'au monde végétal
qui ne soit atteint de cette folie verbale, et l'asperge, précieuse ridicule, affirme que son petit doigt lui dit tout » ! : Le « chasseur d'images », en vérité, a été parfois très mal inspire. C'est qu'il ne regardait pas bien. Il a mêlé dans toute cette partie de son œuvre des idées abstraites à des peintures vraies; il a associé des mots, des à peu près; il a fait un sort disproportionné à des fantaisies que la conversation supporte et emporte. Et par une ironie
amusante, ce réaliste précis et probe a commencé par être une sorte de précieux; ce simple a d'abord été subtil. Peut-être, absorbé par sa besogne, un méditatif passionné, un ascète de lettres, risque-t-il de perdre le sens, léger du rapport des termes entre eux, de prêter à
des combinaisons de syllabes une valeur mystérieuse qui s'est formée dans la solitude et que le profane ne comprend pas. Ou bien, tout simplement, Jules Renard a manqué, de ce don humain de comparer et de choisir, qu'on appelle aussi le goût. Mais c'est assez marquer toutes les raisons qu'on peut avoir de le critiquer, et j'ai hâte de dire en quoi il est un écrivain.
Il a été le réaliste à la fois le plus exact et le plus raffiné dès qu'il n'a plus rien interposé entre les choses et lui. Son intelligence était moins intéressante que sa sensibilité. Elle apportait au spectacle de la vie quelque chose qui la dénaturait. Mais lorsque sa soumission à
l'objet est devenue entière, lorsqu'il a laissé se marquer lentement en lui les images, il a été rare et excellent. Il a expliqué en une formule curieuse que « l'œil regarde le fond des choses » et « que toutes les choses avec le temps déposent ». C'est ce dépôt même qu'il
nous a gardé. Tout alors est dans ce qu'il écrit d'une délicate concision et d'une vérité qui saisit. Chacun des mots dont il use est plein de moelle ; toute phrase est riche de substance. Il a peint avec une sagacité admirable l'humanité moyenne; il a reproduit avec ingénuité
le langage des enfants; il a représenté en quelques traits choisis le lapin dont le seul repas dure toute la journée, le bœuf qui, les cornes liées et la tête immobile, rumine en sommeillant, le petit arbre inexpérimenté qui ne sait pas recevoir la pluie et dont les feuilles palpitent comme des oiseaux pris. Les Bucoliques, le Vigneron dans sa Vigne, les Nouvelles du Pays nous font voir ces spectacles familiers. Ces petits tableaux, dont les plus longs n'ont pas cinq pages, ont les sujets les plus divers, l'orage et la cascade, le pont et la rivière, le sabotier, le maçon, les laveuses, le chien déchaîné, une rose d'automne, des effets de lune. Pour les traiter, l'auteur a employé toutes les formes. On trouve chez lui des maximes, des
portraits, des fables, des églogues, des scènes dialoguées. Dans la Maîtresse, le récit se mêle à des scènes qui ont pu tout naturellement être transportées au théâtre. Le Pain de Ménage présente, en un petit acte, la conversation d'un homme et d'une femme tourmentés
du besoin sentimental et qui finissent par sacrifier à la paix du foyer le plaisir de la rêverie amoureuse. Les Tablettes d'Éloi sont tantôt le journal d'un homme de lettres, tantôt un recueil de pensées, tantôt le conciliabule froid et coupant d'Éloi avec lui-même ou avec les
siens. Ici et là paraissent des figures douloureuses comme celle de ce petit bohémien vêtu de morceaux rapiécés et redéchirés, qui semblait pelé des genoux à la tête et, de toutes ses loques, comme un arbuste de toutes ses feuilles, frissonnait au v
ent, — comme, la vieille Honorine, dont « les mains sonnaient l'os » et qui étaient si vieille qu'elle a semblait inhabitée ». Puis ce sont, en deux ou trois lignes, de petits paysages délicieux : le soir qui tombe sur le bois fatigué, les oiseaux qui rentrent et « se cherchent dans les feuilles qui ne font pas plus de bruit que leurs ailes », les bœufs qui, au soleil couchant, trament par le pré à pas lents la herse légère de leur ombre » deux perdrix massacrées d'un seul coup qui laissent sur le champ un peu d'amour, un peu de sang et quelques plumes. On ne peut raconter, car ce ne sont pas des « histoires » mais des choses », et il faudrait simplement citer; on ne peut résumer, car tout ce que présente Jules Renard est déjà un résumé ; on peut seulement donner l'idée de quelques-unes de ces scènes qui se rapportent à un même sujet. Tout le monde connaît l'histoire de ce singulier Poil de Carotte. Le théâtre a rendu populaire l'histoire de ce petit garçon roux et l'interprétation très intelligente de Mme Suzanne Desprès a achevé d'en fixer le type. La série d'aventures et de mésaventures de Poil de Carotte, c'est toute une enfance, c'est toute une famille. M. Lepic est un père fantasque, un peu ours, silencieux et excellent, brave homme un peu mou, ce qui est une manière d'être infiniment répandue dans les familles françaises : « II ne dit jamais rien, raconte Mme Lepic, mais rien ne lui échappe. On s'imagine qu'il est indifférent, erreur! Il observe et tout se grave derrière son front. » Ce portrait serait tout à fait exact si Mme Lepic ajoutait qu'elle est la raison essentielle de cette attitude. Mme Lepic est une femme terrible et une mère redoutable. Acariâtre, autoritaire et prud'homesque, elle joint à la manie d'occuper d'elle un penchant sournois à; se faire plaindre. Plus tard, dans une pièce de théâtre, l'auteur a raconté qu'elle était bigote, mais il n'en a rien dit dans le livre. Poil de Carotte fait lui-même le portrait de la famille à la jeune Agathe, domestique nouvellement engagée : « Personne ne vous semblera bien méchant, dit-il. Interrogez les amis : ils vous jureront tous que ma sœur Ernestine a une douceur angélique, mon frère Félix un cœur d'or, M. Lepic l'esprit droit, le jugement sur et Mme Lepic un rare talent de cordon bleu. C'est peut-être à moi que vous trouverez le plus difficile caractère de la famille. Au fond j'en vaux un autre. Il suffit de savoir me prendre. » C'est une peinture un peu flattée, car Poil de Carotte a sa fierté, c'est un tableau idéalisé de la famille. Le pauvre Poil de Carotte se vante : il est à la fois plein de bonne volonté, maladroit dans ses actes, assez malin dans ses combinaisons, mais il n'a pas de chance. Bien que courageux, il n'aime pas sortir la nuit, et c'est à lui qu'incombe la charge d'aller fermer les poules. S'il reçoit un coup de pioche en plein front, c'est son frère qui s'évanouit et c'est lui-même qu'on accuse d'être maladroit. Tel est son destin. Vu de face, Poil de Carotte montre généralement les taches d'une veste qu'il étrenne, et vu de dos un pantalon déchiré, ce qui ne l'empêche point d'être solennel et d'emprunter à Brutus un mot sur la vanité de la vertu. Original, sensible et méconnu, il est au fond très malheureux, il adore son père qui le lui rend, mais sans le dire ; il a tout supporté de sa mère avec une patiente amertume de pauvre enfant, jusqu'au jour où il se révolte. Il n'y a rien de plus simplement triste que la conversation de M. Lepic et de son fils. « Sans doute, dit Poil de Carotte, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd'hui la justice pour mon propre compte. Quel sort ne serait préférable au mien? J'ai une mère. Cette mère ne m'aime pas et je ne l'aime pas. — Et moi, crois-tu donc que je l'aime, dit avec brusquerie M. Lepic impatienté. A ces mots Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d'avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d'oie, et ses paupières baissées qui lui donnent l'air de dormir en marche. Un instant Poil de Carotte s'empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu'il saisit et qu'il garde presque de force, tout ne s'envole. » Ici point de littérature, plus de mots, ni d'épigrammes, aucune ingéniosité. Toute la force du récit est dans sa simplicité, dans l'exact rapport des expressions aux faits, dans la manière de faire voir directement les choses. Et cela est poignant dans sa nudité. Dans la série de scènes où se déroule l'histoire de Poil de Carotte, C'est toute une humble misère d'enfant qui se découvre, une douleur de petit garçon tendre, farouche et résigné, qui rit peu, qui ne pleure pas et qui, à douze ans, commence son expérience personnelle. Jules Renard n'a rien écrit de plus émouvant. Mais il a composé des histoires aussi âpres et aussi touchantes toutes les fois qu'il a parlé des paysans. C'est dans les récits rustiques des Bucoliques et de Nos Frères farouches qu'il faut le chercher tout entier. Il y est sobre, exact, rugueux parfois, et par la vérité simple, infiniment saisissant. C'est qu'il y a eu ici entre le tempérament de l'écrivain et la nature des êtres qu'il a voulu .traduire une rencontre exceptionnelle. Le paysan, par son attitude et sa manière de s'exprimer, était destiné à inspirer Renard. Il parle peu, il est souvent sentencieux, il se sert souvent de maximes générales; il aime naturellement les mots pittoresques et savoureux ; il use surtout de mots économisés où beaucoup de sens est accumulé; il est grave, il a des gestes lents et mornes qui résument une longue expérience, ses actes comme ses paroles sont ce que sa sagesse un peu courte a retenu d'un long passé. Un tel modèle devait retenir l'amateur passionné d'un art concentré et plein. Les écrivains de notre époque ont manifesté un grand zèle pour la vie paysanne, et ils donneront aux historiens de la littérature l'occasion d'un curieux chapitre parce que loin de la légende idyllique et du naturalisme ils ont cherché la vérité campagnarde. Après les paysans trop beaux de George Sand et les paysans trop ignobles de Zola, ils ont souhaité de regarder de plus près comme avaient fait les peintres Bastien Lepage et Millet. Presque toutes les provinces ont leur historien; l'Anjou revit dans la Terre qui meurt; la terre d'oc dans les livres de Pouvillon, de Le Roy, de Guillaumin, de M. Bouloc, et dans chaque œuvre avec plus ou moins de bonheur selon les forces de l'auteur, c'est le paysan de France qui revit. Vous le retrouverez tout entier dans le vieux Nivernais Philippe qui garde la maison, qui fauche et qui jardine. Ragotte sa femme l'aide, lave le linge à la rivière, met de l'ordre au potager et tricote un peu le soir. […] » C'est dans sa simplicité l'image même de la détresse. L'art de Jules Renard a fini par enfermer dans les tableaux les plus humbles quelque chose de grand et par leur donner, sans peut-être les chercher, on ne sait quels lointains émouvants. C'est ce qu'il a d'original; c'est son âpre beauté. La sécheresse n'y empêche pas l'émotion; elle semble même la rendre plus intense, plus concentrée. Ces phrases dépouillées sont étreignantes. On a parlé souvent à propos de Jules Renard du goût alexandrin et des idylles de Théocrite. Il en est parfois bien loin. Le poète sicilien a des grâces nonchalantes qui manquent aux rugueux personnages des Bucoliques, il a une joie voluptueuse à voir, à respirer, à toucher qui lui est toute personnelle. Ses bergers, vêtus de peaux de bêtes, avec leur nez camard et leurs cheveux mêlés, ont beau être réels : ils expriment surtout un charmant rêve de vie rustique, ils composent pour l'homme très civilisé qui les fait parler une image plaisante d'une existence autrement ordonnée. Il n'y a rien de pareil chez Jules Renard. S'il rappelait un ancien, ce serait plutôt le vieil et rude Hésiode qu'il avait eu idée de lire et que cependant il n'a jamais lu. Comme l'auteur de Ragotte, le vieux poète campagnard, presque aussi vieux qu'Homère, avait ce mélange de brusquerie, de vérité et d'amertume, il dit : « Travaille, insensé! » sur le même ton impérieux que Jules Renard s'écrie : « Lève-toi matin » ; il a le même souci des petits faits exacts, et la même insouciance des considérations. Chez l'un et chez l'autre, il n'y a rien de la grande mélancolie virgilienne; il n'y a rien sur la force mystérieuse et divine de la nature; il n'y a aucun élan d'enthousiasme comme chez les poètes philosophes; il n'y a aucune verie sur les formes des champs pacifiques et les sentiments qu'ils peuvent suggérer à l'homme. Il n'y a qu'une série de choses vues, entendues ou senties. Et pourtant leur ensemble recèle une sorte de poésie. Oui, Jules Renard, l'humoriste, qui cherchait le terre à terre, a tout de même laissé entrer dans son œuvre, comme un rayon léger, la poésie. Elle naît de ses descriptions comme elle naît du spectacle des choses. L'a-t-il lui-même senti? Et ne l'a-t-il pas dit, arrêté par on ne sait quelle pudeur? Nous l'ignorons. Mais par une sorte de revanche tout ce que l'humoriste avait bafoué en s'appliquant a reparu dès qu'il s'est inquiété, d'être tout à fait vrai. Toutes les images de la beauté, de l'amour, de la douleur sacrée, de l'héroïsme, du travail, oui, toutes sont rentrées dans l'œuvre de Jules Renard aussitôt qu'il a regardé le réel avec assez d'ingénuité et de profondeur. D'où vient donc, si ce n'est de la poésie, le charme de ce petit tableau : « Tantôt nous préférons nous taire, immobiles et mystérieux. Je ne distingue presque plus Philippe et le petit Joseph, car la nuit profitant de ce qu'on bavardait s'est glissée entre nous comme une chatte, et nos voix, comme des rats peureux, restent dans leurs cachettes de silence. » D'où vient donc, si ce n'est de leur secrète grandeur, l'émotion de ces quelques lignes? Resté seul (l'auteur vient de traverser son village et de revoir par la pensée toute son enfance), sûr qu'avec un peu d'imagination je retrouverais le lendemain, toujours aux mêmes endroits et à mon gré cette famille d'ombre, j'écoutais s'éteindre en moi le bruit d'un cœur ému et je me disais. Trois ou quatre maisons, juste ce qu'il faut de terre et d'eau à des arbres, de pâles souvenirs d'enfance dociles à notre appel, comme c'est quelque chose de simple la patrie. » La vie regardée avec un certain degré d'attention rendait généreusement aux livres de Jules Renard tout ce qui la décore, tout ce que l'humoriste avait pensé bannir, tant les plus simples spectacles sont pleins de quelque chose qui les dépasse. Par quel prestige s'est fait ce changement? A force d'exactitude et de sincérité, et c'est le secret de cet art. L'observation immédiate chez Renard n'avait pas tout d'abord cette netteté; l'impression première était brutale ; elle manquait de clairvoyance et de bonté ; elle s'associait à des sarcasmes ou à de l'ennui. Mais les jours et les mois passaient; il se faisait une sorte de mûrissement ; la réalité physiquement perçue se transformait peu à peu en son équivalent vrai. C'est en durant que l'émotion se purifiait, et le temps est l'étoffe même d'un pareil art. On a pu deviner, par les citations qui précèdent, à quel labeur Jules Renard s'est astreint. Il n'est parvenu au naturel, à la simplicité et à la force que par un travail acharné. Il n'a pas développé : il a concentré ; il a resserré sans cesse davantage l'expression ; il l'a cherchée, sous sa forme la plus brève; il est arrivé à des raccourcis où tout est en valeur, mais il n'y est arrivé que par une recherche pénible, des retouches, des repentirs, et toute une longue série de rudes opérations, pesant les mots comme un grammairien, sachant leur place, remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier, et ne le laissant si nu, si net, si tranquille qu'il a l'air d'être la simplicité même. De là ces expressions méditées et comme ruminées, ces mots qui, à force de s'être attardés dans un cerveau, ont pris une sorte de patine, ces maximes qui sont venues lentement et qui portent dans leurs replis beaucoup de sens. On relèverait bien dans son style quelques taches (il a laissé passer dans le but de; un de ses personnages veut qu'on lui évite les tracas). Mais il faut avoir quelque révérence pour un homme qui n'a pas fait une « phrase », qui a détesté le verbiage, et qui, dans le présent déluge de la prose, s'est condamné à écrire difficilement. Il a été un bon ouvrier; il a eu horreur de la camelote; il a adoré le bel ouvrage. II a dit qu' « il ne faut jamais tricher », et il a suivi ce précepte. A ce titre d'abord, même si on ne l'aime pas tout entier, il mérite sa place dans les lettres. Et cet original, penché sur ses paysans, ses poules et ses coquelicots, apparaît en outre, et apparaîtra, je crois, de plus en plus, comme l'un des plus rudes antidotes du néo-romantisme de quelques contemporains. Par sa présence, il invite à une mise au point considérable. Il n'a point crié; il ne s'est pas extasié; il n'a pas bouleversé les adjectifs; il n'a pas eu de conception du monde, ni d'idée sur la société ; il n'a pas raconté de drames; il a copié péniblement des bêtes, des hommes et des plantes et il a trouvé moyen de créer de la douleur et de la beauté. Sur son atticisme sec vient se déchirer et se dégonfler toute la littérature des écoles jeunes ou adultes qui ne pensent point que ce soit un métier d'écrire. Le cas de Jules Renard intéressera vivement les historiens. Il y a quelques années, on voyait au salon de peinture, parmi beaucoup de toiles bariolées, un petit paysage, d'un vieux peintre qui n'était pas coutumier de ce genre mais s'y était essayé. Il avait osé représenter un pré qui était vert, une meule qui était dorée, et on a scrupule à l'avouer, un ciel qui était presque bleu. C'était un rappel un peu brutal à la nature et aux conditions essentielles de l'art. Jules Renard, par ses qualités et par ses excès même, pourrait jouer un rôle analogue. Tel qu'il est, il paraît bien être le plus exact des réalistes et du même coup, parmi eux, le plus grand poète. »

Publié dans MORT

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