HOMMELIBRE

Publié le par LAURENCE NOYER

L’homme libre, 6 octobre 1913 : « en l’honneur de Poil de Carotte » « Le délicieux auteur du Plaisir de rompre, le père attendri de Poil de Carotte, Jules Renard, a depuis hier, sa statue. El eût été le premier à en être surpris – le premier, mais le seul aussi sans doute. Cette inauguration à Chitry les Mines, a donné lieu d’ailleurs à une cérémonie très simple et très émouvante… Mr Massé a présenté Jules Renard comme un moraliste et un évocateur d’idées…Mr Athis a lu le discours de Mr Bernard où il a évoqué le souvenir de celui qu’il se plait à appeler son maître et ami : J’ai assez dit combien Jules Renard était sage, je voudrais dire combien il était généreux, à quel point il était animé de cette curiosité continuelle si nécessaire à un écrivain qui ne veut pas vieillir. C’est son bon goût qui lui permettait d’être curieux, de s’ouvrir impunément à ce qui venait du dehors, puisque à l’entrée même de son esprit un contrôleur sévère surveillait toutes ses acquisitions. Il lisait les livres de jeunes gens et même s’ils semblaient répéter des choses anciennes, il savait toujours y trouver de la nouveauté, car il sentait bien qu’une pensée qui vient de jaillir est toujours une pensée neuve et que si elle est presque pareille à une chose ancienne, c’est ce petit « presque » si mince qu’il soit, qui marque le progrès de l’esprit humain. M. Tristan Bernard explique ensuite que Jules Renard avait compris mieux que tout autre, le grand bienfait de l’instruction obligatoire…Mr Rosny a pris ensuite la parole. Voici en quels termes il a défini le talent de Jules Renard : Sur la nature intrinsèque de son talent, tout a été dit ; mais il n’est pas inutile de résumer ce qui le caractérise. C’est d’abord un dosage unique de réalité et de fantaisie, celle-ci étant toujours empruntée à celle-là : les fantaisies les plus outrées de Renard sont inévitablement à base d’observation. C’est ensuite une égale entente de l’observation extérieure et de l’observation intime : Poil de Carotte est aussi bien dépeint que les personnages qui l’entourent. Chose singulière et rare, les deux genres d’observation sont objectifs : Jules Renard ne fait nulle part de l’introspection abstraite, ou de la psychologie à la manière de Marivaux, de Stendhal. Il raconte la vie intérieure en la transformant en vie extérieure, en vie visible, si j’ose dire ainsi. M. Robert de Flers s’appliqua à faire revivre des anecdotes familières, comme celle-ci : je rencontrai un jour, Jules Renard rue St Lazare. Il regagnait son petit appartement de la rue du Rocher, où il disait qu’il faisait si bon et si fier travailler. Il me raconta qu’il sortait de chez un grand comédien auquel il avait, quelques semaines auparavant remis un manuscrit. – oh ! vous savez, me dit d’un ton modeste Jules Renard, ce n’est rien, ce n’est qu’un petit dialogue ; mais tout de même ce grand comédien m’a dit une chose inadmissible… - Laquelle ? – Il m’a dit que c’était un petit dialogue. Je n’aime pas beaucoup ça. – Voulez- vous me le donner ? Le cercle des Escholiers le représentera dans son prochain spectacle. – Ma foi, je veux bien, acquiesça Renard, mais je vous préviens qu’en fin de compte… ce n’est qu’un petit dialogue. Ce petit dialogue, c’était un chef-d’œuvre. M.Robert de Flers a conclu, d’une façon tout à fait charmante, par cette jolie page. J’imagine volontiers les sentiments qu’éprouverait Jules Renard s’il pouvait revenir parmi nous et assister à cette fête… Il me semble le voir, de loin, il aperçoit beaucoup de monde rassemblé, et il s’arrête car il est timide, il aime la solitude. Il a bien envie de rebrousser chemin et de s’enfuit dans les champs de cette famille d’arbres qui sont sa vraie famille. Mais la curiosité s’empare de lui… Que peut-il donc se passer de si important dans son petit village ? Il s’approche, encore, hésitant, il a reconnu une cérémonie officielle, et il hausse un peu les épaules. Mais il ne peut plus reculer ; il est maintenant tout près, il lève les yeux et il se reconnaît dans cette image de bronze. Alors, soudain, il est très content, il ne songe pas à cacher sa joie, il rit naïvement comme un homme très heureux et il murmure tout bas : « C’est très bien, c’est tout à fait bien ! » Puis son regard s’abaisse, et il voit, au pied du monument, son cher petit Poil de Carotte, avec ses cheveux revêches, sa blouse noire, son air souffreteux, ses yeux tendres et craintifs, et pourtant orgueilleux. Alors Jules Renard cesse de rire, sa figure se crispe un peu, il écarte doucement la foule, et il s’en va sans rien dire, pour qu’on ne s’aperçoive pas que peut-être il va pleurer. »

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