BELLESSORT

Publié le par LAURENCE NOYER

André Bellessort : Le Journal des Débats, 5 juin 1933 « Monsieur Vernet » « Comédie en deux actes de Jules Renard. Monsieur Vernet de Jules Renard, entre au répertoire de la Comédie-Française. Je préfère de beaucoup Poil de Carotte et je préfère à Poil Carotte, à Monsieur Vernet, au Plaisir de rompre, au Pain de ménage, à ses romans et nouvelles, son journal de pince-sans-rire aigri et malade de trop aimer la littérature. Ses Histoires naturelles m'intéressent quelque temps; mais elles ont le tort de me rappeler les jolis tours de force du petit art chinois et encore ces navires au parfait gréement montés dans des bouteilles. II fait de nos frères farouches de menues figurines, presque des porte-bonheur. Il cisèle l'impression il fignole. L'image, on le sent, n'en a pas jailli; il l'a consciencieusement cherchée. C’est un laborieux. Etriqué ou concis ? Il vise à la concision, avec sagesse. Dans ses bons jours, il finit par mettre la main sur l'expression exacte et neuve dont le pittoresque est souvent trop spirituel. Dans ses mauvais, il dit des choses désolantes comme celle-ci « Nouvelle lune l'ongle de la lune repousse. Son observation psychologique est ordinairement juste elle a la rapidité et la finesse d'un coup de lancette. Je n'ai retrouvé ces qualités que très atténuées dans Monsieur Vernet, malgré la sécheresse voulue et pointue de son dialogue. La pièce devrait s'appeler Madame Vernet, car elle en est le seul personnage qui présente quelque Intérêt. Les autres, que de fois nous les avons vus Ils ne nous ménagent aucune surprise, et l'étude de Jules Renard ne les a pas renouvelés; M. Vernet est un bon bourgeois enrichi dans la soierie, généreux, expansif, avec sa pointe de vanité, mais assez intelligent pour se rendre compte que la jeune femme, qui est la sienne depuis neuf ans,
a l'esprit plus ouvert et plus affiné que lui. Excellent homme, maladroit et sympathique, il devient facilement l'ami de ceux qui lui plaisent et Ies écoles qu'il a pu faire ne le mettent pas en garde contre ses engouements. Il a introduit, naguère, dans son Intimité, un peintre,
dont le portrait de Mme Vernet suspendu au mur du salon rappelle le passage et que, sur les plaintes les plus motivées de sa femme, il a dû mettre à la porte. Aujourd'hui, à la salle d'armes qu'il fréquente, il s'est entiché d'un jeune homme qui donne des leçons, parait-il, et qui a tout l'air oh fort décemment de rôtir le balai; et il n'a pas manqué de l'amener à sa femme. Le bon M. Vernet cherche évidemment qui le dévorera. Ce beau jeune homme, M. Henri Gérard, satisfait au double goût de M. et de Mme Vernet avec Monsieur, il est toujours
gai avec Madame, il a des tristesses subites qui impressionnent cette femme jolie et bonne, autant que les bottines qu'il porte et dont elle a remarqué l'usure. Nous connaissons le personnage, petit don Juan miteux qui court le cachet et l'aventure. Rien ne lui manque ici, pas même le titre de poète, car il vient apporter à M. et Mme Vernet, la veille de leur départ pour la Normandie, son premier volume de vers, Des Rimes dédicacé « A Mme Vernet, hommage respectueux ». Et il ajoute, en le lui remettant, ces mots galants et mystérieux « J'aurais pu trouver mieux, Madame, mais je ne me suis pas permis de chercher ». Voilà du savoir-vivre et de la discrétion Le bourgeois au théâtre éprouve devant un poète le sentiment d'avoir affaire à une espèce d'innocent qui ferait mieux d'apprendre à jouer au billard ou à un
monsieur très distingué qui travaille dans un genre étrange et supérieur. M. Vernet croit au monsieur très distingué et s'enorgueillit de la présence d'un poète chez lui, « Je savais que vous n'étiez pas tout le monde je vous soupçonnais même d'être artiste ». Et comme M. Henri l'envie de quitter Paris, il l'invite à venir à Fleuriport, puis il l'en presse finalement, il
décide de l'emmener, au besoin de l'enlever, dès le lendemain, avec sa femme, sa nièce et sa belle-sœur, une vieille fille rance et insupportable. Un peu plus tard, dans la conversation, Henri lui avoue qu'il n'a jamais vu la mer. Aussitôt, M. Vernet fait appeler sa femme qui accourt en peignoir « Figure-toi qu'il n'a jamais vu la mer » Et Mme Vernet de décrier « Un homme comme vous » Bref, le plaisir que ces braves gens ressentent à procurer de bonnes vacances au jeune poète leur ami, se double à l'idée qu'il leur devra la première révélation d'un des plus beaux spectacles de la nature : « Vous direz, plus tard, devenu célèbre, c'est le vieux papa Vernet qui m'a fait voir le premier la Grande Bleue. La scè
ne est une des meilleures, une des plus justes. Eh bien savez-vous ce que fait le jeune poète ? Resté seul avec M. Vernet, il se plait à éveiller des soupçons dans l'âme de ce mari qui adore sa femme et qui la juge « pure comme le jour est clair ». Il lui demande: « Je suppose que vous avez
des motifs d'être jaloux alors ? » « AIors, répond M. Vernet, je prendrais mon bon fusil pratique à deux coups. Pan Pan dans le dos du monsieur et de la dame. » « Vous ne badinez pas avec l'amour, Monsieur Vernet. M. Vernet l'avertit assez rudement que cette, conversation ne t'amuse pas et le prie de la cesser. Du reste, il la met sur le compte de l'imagination des poètes et, sans qu'on voie très bien comment il y est conduit, il pose à celui que sa femme et lui accueillent « comme un jeune frère » cette question « Etes-vous un misérable ? « Non », répond Henri. Vous avez bien dit ça, très bien. A demain. Henri
n'est pas un misérable mais il est un fier imbécile. Au second acte, a Fleuriport, M. Henri
a gagné tous les cœurs, et déjà peut-être inquiété celui de Mme Vernet. Il plaît même au pêcheur de congres quand il chante ses poésies et ce qui me semble encore plus extraordinaire le curé, le maire, le notaire, les Postes et Télégraphes, qui ne regardaient pas les Vernet l'année précédente, les saluent cette année jusqu'à terre, parce qu'ils ont avec
eux un poète de Paris. 0 puissance et prestige de la poésie, comme on vous méconnaît M. Vernet veut se l'attacher à jamais, et, n'ayant pas de fille à lui offrir en mariage, lui propose sa nièce, Marguerite. La vivacité avec laquelle, tout à coup, Mme Vernet combat cette proposition, est l'indice classique du trouble de son cœur. Nous venons, en effet, d'assister, entre elle et M. Henri, à une des scènes toutes gonflées et orageuses de l'aveu à peine
retenu. Le beau jeune 'homme, qui accepte d'être logé et nourri par M. Vernet et de
puiser dans le porte-monnaie de son hôte pour régler les goûters chez la fermière, ne rêve que de lui écornifler l'amour de sa femme. Il s'amuse du débat de M. Vernet qui vante Marguerite et de Mme Vernet qui ne la juge pas digne d'épouser un poète. Je ne céderais ma place à personne dit-il; et, pour les mettre d'accord, il émet d'un ton suffisant l'ingénieuse idée qu'il faudrait à un poète deux femmes, l'une «qui le soignerait en bas; l'autre qui l'accompagnerait sur les hauteurs. Il vivrait avec l'une; il rêverait avec l'autre ». Convaincu par ce débat qu'il a quelque chance, il se démasque doucement et, dès qu'il la voit seule, de-
mande à Mme Vernet : « Etes-vous heureuse ? Etes-vous fidèle à votre devoir ou à votre mari ? C'est la scène attendue, fatale. Rendons justice à Jules Renard le caractère de Mme Vernet en sort très joliment dessine et vraiment aimable. Mme Vernet est bonne, douée,
fine, active; elle aime son mari; mais cet amour, fait d'estime et de tendresse conjugale, ne remplit pas toute sa pensée, toute sa vie. M. Vernet laisse inoccupé le coin du rêve d'où s'élancent à certaines heures un désir de nouveauté, une aspiration vers l'inconnu. Henri Gérard a pour lui la jeunesse, la pauvreté, une distinction de manières qu'elle ne rencontre pas autour d'elle, et tout ce monde de sensations Inédites qu'elle appelle la poésie. Elle est ébranlée non qu'elle consente jamais à tromper M. Vernet. Sa fidélité ne distingue pas entre le devoir et le mari. « Vous êtes décourageante », lui dit Henri. Elle lui répond : « Je veux l'être de toutes mes forces ». Sa résistance est un effet de sa volonté et elle ne lâche aucun de ces mots seraient de nature à y faire une brèche. Mme Vernet est la création la plus agréable et peut-être la plus vraie de Jules Renard. Elle ne commet, à mon sens, qu'une
fausse note. M. Vernet s'aperçoit forcément du jeu de son cher Henri, ou, plutôt, car il ne le soupçonne d'aucun jeu, du sentiment trop tendre que le jeune homme a conçu. Il se dit qu'il a été d'une absurde imprudence. Peut-il s'étonner qu'on aime sa femme, lui qui l'adore? Henri Gérard est très affectueusement prié de s'en aller. Le souvenir du bon fusil pratique à
deux coups l'aide sans doute à en prendre son parti. Il s'en va donc en faisant des mots qui sont inutiles (mais c'est Renard qui les fait) et sans dire adieu. Mme Vernet apprend seulement qu'on ne le reverra plus quand il met le pied sur le bateau qui, sous prétexte d'une partie de pêche, le transportera à Cherbourg. Et elle laisse couler ses larmes. « Ça me fait beaucoup de peine. Beaucoup de peine ? dit son mari. Beaucoup de peine. Mais quelle peine ? De la vraie peine. Ah De la peine, » «Ma pauvre amie Il était temps. Cette fin me semble un peu niaise et fausse. Une Mme Vernet se tient mieux. Elle n'avoue pas de cette façon mélodramatique un amour dont elle s'était à peine permis de prendre conscience. Elle ne tombe pas dans les bras de son mari, comme une blessée, risquant ainsi de lui enlever toute sécurité ou, du moins, toute croyance dans la femme forte et pure qu'il s'imaginait. Une larme eût suffi, vite effacée par un demi-sourire. Pourquoi a-t-on joué la pièce en costumes de 1903 ? Etait-ce p
our attirer l'attention sur le vieillissement, qui commence se faire sentir, de ce naturalisme sentimental ? Le jeu de Mme Dussane a été exquis; et Mme Vernet ne s'est jamais exprimée avec une voix qui lui convînt mieux et qui fût plus charmante. Je doute
que Mme Dussane puisse être surpassée dans ce personnage où elle met tant de naturel et tant de goût. Quelle supériorité l'étude du classique, de Molière et de Marivaux, assure à une comédienne quand elle aborde la comédie contemporaine Je songeais aux rôles que Mme Dussane jouerait sur les autres théâtres, aux succès qu'elle y remporterait, si elle ne restait
fidèle à la Comédie-Française qui la produit une fois par mois M. Brunot a bien rendu le personnage de M. Vernet, avec simplicité et avec rondeur. M. Pierre Bertin ne pouvait être excellent dans un rôle aussi médiocre que celui d'Henri Gérard; mais je l'avertis qu'on l'entend mal. Ne pourrait-il mieux articuler ? Mme Germaine Cavé nous a fait, je ne sais pourquoi, une jeune fille qui parait à la fois bancale et arriérée. On comprend que le poète Henri ne soit pas tenté. Mme Catherine Fonteney a joué fort bien le rôle de la vieille fille acide et méchant
e. »

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