Alphonse Boudard : Le Monde, 15 juin 1984 « Cruel et tendre »

Publié le par LAURENCE NOYER

Alphonse Boudard : Le Monde, 15 juin 1984 « Cruel et tendre » « Je ne me lasse jamais de lire Jules Renard. Je peux toujours ouvrir son Journal à n’importe quelle page, certain d’y découvrir une perle rare, une de ces petites phrases sèches, tranchantes, éclatantes qui m’avaient échappé lors d’une lecture précédente. Cela fait déjà longtemps qu’il m’accompagne, Jules Renard, avec son pessimisme tendre, son refus des grands mots, son œil aigu, sa précision, sa cruauté d’entomologiste. J’ai dû le rencontrer lorsque j’étais malade dans les années 50. Je découvrais tout, je dévorais livre après livre ... J’avais un énorme retard à combler. Jules Renard m’a surpris d’abord avant de me séduire. Il n’utilise pas les armes habituelles des enchanteurs de plume. Au temps où parut le Journal, son maître ouvrage, il y eut une sorte de conspiration du silence. Jules Renard, une bonne fois pour toutes classé comme l’auteur d’un seul livre Poil de Carotte (mais celui-ci est un chef-d’œuvre et suffisait déjà à la gloire d’un écrivain), le Journal ne pouvait donc intéresser qu’un petit nombre de lettrés un peu maniaques. On reprochait à Renard de voir tout par le gros bout de la lorgnette, de ramener le monde à de minuscules histoires. Et pourtant, il avait pris la précaution d’écrire qu’il se voulait  « la résultante de son village ». Réussite parfaite, Jules Renard est son village partout. Jusque dans sa vie parisienne, il est « l’œil clair », celui qui observe, ou plutôt qui regarde derrière ses persiennes et à qui rien n’échappe. Oh ! il ne va dire que la vérité qu’il appréhende. Du moins, il s’y efforce avec un soin d’orfèvre. Il nous rapporte les trésors de son observation avec juste ce qu’il faut d’ironie pour ne jamais tomber à plat. Il est méfiant à l’égard des grands mots, des envolées lyriques, des métaphores approximatives. Il trouve le mot juste et alors qu’on lui a parfois reproché d’être fermé à la poésie, il parvient avec des mots simples, une grande rigueur de construction, une justesse constante d’expression, à une poésie translucide, ferme, vive. A un style inimitable. Le Journal, pour toutes ces raisons, est un moment unique dans la littérature française. Mais j’oubliais peut-être l’essentiel. De dire que Jules Renard est avant tout un humoriste. Il a écrit que l’humour est la propreté morale de l’esprit : personne avant lui n’avait pensé à ça. Dans son cas, c’est tout à fait éclatant. Par le biais de l’humour, il fait passer son pessimisme, qui ne l’empêche pas d’être le maire socialiste de sa commune. Je crois surtout l’humoriste qui m’a séduit chez Jules Renard. Il est éblouissant dans l’Ecornifleur. Par petites touches, l’air de rien, Jules Renard nous raconte cette histoire qui pourrait être sous une autre plume d’une grande banalité. Il en est sans doute le personnage principal, ce parasite de petits bourgeois fin dix-neuvième qui prennent leurs vacances sur la côte normande. Il ne les ménage pas mais en même temps, il est impitoyable pour lui-même. Rien n’est appuyé, pas un mot de trop. C’est cruel et ça reste tendre entre les lignes. Merveilleux. Vraiment du très grand art ! La collection 10-18 me donne l’occasion de me replonger dans le Journal et comme toujours je reste le souffle coupé d’admiration. »

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