LIEVRE

Publié le par LAURENCE NOYER

Paul Lièvre : Le Mercure de France, 15 septembre 1932, critique du « Pain de Ménage » « Le 15 février 1909, Jules Renard, qui devait mourir le 22 mai de l'année suivante, écrivait ceci à Marthe Brandès Je viens de relire Pain de Ménage. Savez-vous que c'est très bien, malgré votre absence. Ah ! j'ai été un homme de talent. C'est bien fini. On sent qu'il ne traçait ces derniers mots que pour appeler une protestation, car, homme de talent, il le demeura jusqu'au bout, et il sut le prouver encore par les derniers mots qu'il inscrivit sur son étonnant Journal. En effet, s'il n'en écrivit pas davantage, ce n'est pas qu'il fût, du jour au lendemain, trahi par ses forces, mais parce que, se sentant condamné, il ne voulut pas risquer d'affaiblir le trait qu'il avait rencontré et dont il appréciait le caractère final. Cet homme de talent comme il se jugeait exactement et avec les mots qu'il fallait mourait en homme de lettres, tel qu'il avait vécu, fort du droit de dire en relisant Pain de Ménage, comme aussi presque tous ses autres ouvrages <: Savez-vous que c'est très bien? > Ayant mis l'adultère hors des réalités littéraires, il paraît s'être appliqué à la description minutieuse des ennuis de la fidélité, et Pain de Ménage fait voir quels obstacles elle oppose au plaisir. C'est un mélange d'amertume et d'esprit qui serait peut-être plus efficace si la proportion en était moins parfaite et qu'on y trouvât plus d'amertume que d'esprit. Peut-être serait-il alors plus humain. Il serait aussi moins théâtre, car, tel qu'il est, le Pain de Ménage surprend essentiellement par la propriété qu'il a de faire étinceler les comédiens qui l'interprètent. On imagine difficilement un art mieux disposé, quoique sans bassesse, au service de l'acteur. A condition toutefois que l'acteur qui s'y montre mérite d'être servi; qu'il soit capable d'étinceler, comme c'était le cas en 1898, quand Brandès et Guitry jouèrent pour la première fois cet acte. C'étaient eux-mêmes des gens d'esprit, et leur esprit ne manquait point d'analogie avec celui de l'auteur; ils appartenaient à peu près à un même groupe qui allait de la Revue Blanche au Figaro. Or, si l'on se souvient que certains éléments de ce groupe provenaient précisément de notre Mercure de France, on pourrait presque s'étonner que Renard se soit si fort attaché au côté Figaro. On voit lentement s'opérer cette substitution en lisant son journal, qui constitue, nous l'avons déjà dit, un si précieux document sur vingt-cinq années de littérature. Le théâtre occasionna ce changement, et sans doute aussi l'embrigadement de Jules Renard dans le groupe des auteurs gais dont l'attitude était, aux environs de 1900,'car rien ne change, semblable à celle que devaient prendre vingt-cinq ans plus tard les poètes fantaisistes. Aux noms de Régnier, de Schwob, de Valéry, se substituent peu à peu ceux de Capus, d'Athis, d'Arène. C'étaient des auteurs dramatiques que ces gens-là. Qui donc s'en souvient aujourd'hui? Ils seraient bien surpris s'ils étaient encore là pour s'en rendre compte, voyant que ce qui motiva leurs succès retentissants a sombré dans l'oubli et que le petit acte de Jules Renard survit. Ils ne devaient pourtant nourrir tous, tant qu'ils étaient, qu'une demi-considération pour cet auteur, incapable d'y aller de ses trois actes chaque saison, et sans doute les acteurs ne prenaient-ils pas non plus au sérieux ce monsieur qui fournissait si peu à leur gloire. Si peu qu'il leur fournît, ils le servaient du moins avec éclat quand l'occasion s'en présentait. La grande Jeanne Granier créa le Plaisir de rompre; Antoine et Suzanne Desprès, Poil de Carotte; Brandès et Guitry, le Pain de Ménage. Qui souhaiterait mieux? Brandès et Guitry sont morts, et leur collaborateur de quelques années laisse un souvenir éclatant dans l'esprit. J'aimerais essayer de faire voir ces artistes à ceux qui n'ont pu les connaître et qui font chaque jour ce qu'il faut pour devenir la majorité, en attendant qu'ils deviennent l'universalité. Un chroniqueur de la Vie Parisienne qui, vers 1904, usait du pseudonyme de Gant-Rouge (quelqu'un me dira-t-il qui signait Gant-Rouge vers 1904? Sera-ce vous, Gérard Bauër, ou bien vous, Jean-Louis Vaudoyer?), parlant de Brandès, la peignit en trois épithètes faunesse, bacchante et neurasthénique. Faunesse, elle l'était par le front avançant, par les yeux relevés vers les tempes et par tout le masque irrégulier dans sa séduction. Bacchante. Oui, certes, son emportement lyrique, la passion ravageante qu'elle savait si naturellement exprimer, justifiaient l'usage de ce mot; et, pour neurasthénique, la neurasthénie alors était de mode. Elle démontrait une certaine fragilité qui était visible en cette femme et qui attirait vivement à elle. Mais, puisque je suis
dans les citations, j'en ferai une autre bien plus belle. Elle est de Barrès et s'applique d'autant plus étroitement à mon objet qu'elle ne fut pas écrite pour lui, mais qu'elle ne le rencontre qu'idéalement. Voici la phrase, ou plutôt le fragment de phrase qui m'émeut Ces sels qu'elle maniait en causant et sur quoi, si souvent, elle pencha son visage émouvant. Cela semble écrit d'après Brandès même et pour la représenter. Le flacon de sels, un accessoire noble cependant et qui a plus d'un siècle de service (mais ta maîtresse attend le flacon), n'est plus en usage dans le théâtre contemporain. Brandès était une femme à flacon, une grande vaporeuse. Que de fois, tandis que son partenaire exhalait son tourment, sa rage ou ses reproches, l'avons-nous vue, en effet, pencher sur cet objet son visage émouvant, âme par le doux masque aspirant à longs traits ce que dépendait la résurrection des forces vives qu'il lui fallait pour affronter les orages de la passion! Le Pain de Ménage n'est pas une pièce à flacon ni à orages Brandès et Guitry la créèrent dans un temps. Les mémoires ni les correspondances n'ont pas encore révélé grand-chose sur la vie privée des gens de cette époque. Y eut-il entre elle et lui quelque chose de subtil, comme dit Paul Morand, nous ne le voulons pas savoir et ne tenons pas compte des indiscrétions qui coururent. Nous n'utilisons ici que la matière qui put s'offrir à tout spectateur. Or, voilà ce que vit le spectateur. Brandès, au moment où la reprise du Passé de Porto-Riche lui avait gagné la réputation incontestée d'une des premières comédiennes du Théâtre-Français et de Paris, renonça avec éclat aux avantages du sociétariat, affronta sans frémir les rigueurs d'un procès et alla se faire engager au Théâtre de la Renaissance, que Guitry dirigeait depuis quelques années. Elle débuta sur cette scène dans une mauvaise pièce de je ne sais plus qui. Cela s'appelait Clarisse Arbois et n'eut que vingt représentations. Mais on avait ménagé dans cette comédie une phrase où l’héroïne disait avec flamme quelque chose comme
« Pour toi, je quitterais mon théâtre sans hésiter. Après quoi l'on vit une série de pièces passionnées où éclataient les plus véhéments duos d'amour et au dénouement desquelles l'ardeur sentimentale se trouvait généralement couronnée. Puis il y eut des pièces où les amants, séparés par la vie, ne se réconcilièrent plus. Il y en eut d'autres enfin où les deux protagonistes ne furent plus amants ni époux, la Massière, par exemple, de Jules Lemaître, où Guitry tenait le rôle d'un vieux peintre et Brandès celui de son élève, et la Pécheresse, pour finir, où l'on attribuait cruellement à Brandès le rôle d'une femme déjà âgée et qui avait un lourd passé, tandis que Guitry s'y montrait sous l'aspect d'un curé paysan. Enfin, elle s'éloigna du théâtre de la Renaissance, dont Guitry demeura le directeur. Elle reparut à de rares intervalles sur les scènes du Vaudeville, du Gymnase, de la Porte Saint-Martin, dans' des pièces et avec des partenaires souvent indignes d'elle. Elle était moins faunesse, moins bacchante, mais toujours neurasthénique, et penchait toujours plus sur des sels son visage toujours plus émouvant. Puis, quand la guerre survint, elle renonça définitivement au théâtre. Le bruit se répandit qu'elle se consacrait à des œuvres charitables, et je l'aperçus pour la dernière fois, en cheveux blancs, qui guidait des aveugles dans l'avenue du Bois. Mais le Pain de Ménage, dira-t-on? Eh bien, si l'on admet que tous ces faits artificieusement rassemblés soient l'extérieur d'un drame sentimental que nous ignorons, nous dirons que ces deux grands comédiens jouèrent la pièce de Jules Renard dans le temps où ils travaillaient à leur séduction mutuelle. Ils faisaient la roue l'un devant l'autre. Deux acteurs de la plus haute classe se démontraient mutuellement leur maîtrise en leur art. Ils ne cherchaient pas seulement à paraître, aux yeux l'un de l'autre, la femme la plus délicieuse et l'homme le plus exquis, mais la plus incomparable coquette et le plus surprenant jeune premier. C'étaient des gens de métier qui voulaient s'éblouir l'un l'autre dans
l'exercice de leur métier, tandis que le public demeurait ravi et confondu par cette dépense disproportionnée de talent. Et ils jouaient la comédie de la fidélité! Ce drame légèrement triste des gens qui déplorent de ne devoir jamais manquer un devoir conjugal, ils le faussaient un peu. Tout l'espoir leur restait ouvert. Ils ne renonçaient pas aux joies qu'ils évoquaient et, à la grande stupéfaction de l'auteur bien bourgeois, la phrase capitale de la pièce devenait celle que Brandès prononçait en souriant Je réponds d'hier, je réponds même d'aujourd'hui! Et demain? Ah! Demain
! »

Publié dans Le Pain de Ménage

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